— Uh, Kèr ?
Les paupières de l'interpellé papillonnèrent brusquement, extirpées de leur contemplation. Il se racla la gorge, tandis que des iris noirs se penchaient légèrement en face de lui pour deviner ses pensées. Par pure taquinerie, il soutint ce regard inquisiteur.
— Moustique ? répliqua-t-il d'un ton faussement sérieux.
Nikita lui bouscula l'épaule en arborant un air vexé. Un flocon furtif s'écrasa au même moment sur sa joue, les surprenant tous les deux. Distraits dans leur joute infantile, ils levèrent aussitôt les yeux vers le ciel ombragé. La neige les heurta aussi violemment qu'une brise glaciale.
Le cœur de Kier se souleva subitement, alors qu'il sentait les cristaux glacés mouiller son visage, puis ses cheveux, d'une rapidité affolante. En moins de quelques secondes, sa frange indisciplinée collait sur son front et dégoulinait sur ses yeux. Il la repoussa en arrière, frustré, lorsqu'un gloussement s'éleva près de lui ; Nikita, langue tendue, s'amusait à poursuivre les flocons de neige (qui ressemblaient plus à d'énormes gouttes de pluie à ce stade) pour les savourer un à un. Il rayonnait, semblable à un ange de la mort.
Le cerveau du fumeur buta sur cette vision inédite. Bouche à demi ouverte, il manqua de lâcher son cornet de marrons chauds. Ses joues virèrent cramoisies. Voilà, c'était arrivé, la nicotine venait finalement de lui griller les neurones. Il prenait feu. Il avait déjà lu ce phénomène, quelque part, la combustion spontanée ou un truc dans le genre. Cela ne pouvait être que ça...
Toutefois, le son lointain d'un clocher le ramena à la raison. Le temps, qui avait semblé s'arrêter rien que pour eux, reprit son cours. À nouveau maître de lui-même, le froid lui fit l'effet d'une claque sur ses vêtements imbibés d'eau. Il renifla, secoua la tête et se passa une main sur la mâchoire pour ravaler sa stupéfaction. Ses jambes se remirent en marche, dépassant avec empressement Nikita, captivé par sa chasse éphémère. Il était trop tard.
— Tu viens ? appela-t-il avec peine.
Il eut beau feindre la nonchalance, sa voix s'était faite imperceptiblement plus aiguë sur la dernière syllabe. Il entendit les petits pas du retardataire le rejoindre et ne put empêcher ses yeux de rencontrer les siens. Ce dernier lui sourit, augmentant la chaleur étouffante qui coulait dorénavant dans ses veines. Il allait finir à l'asile, sérieusement.
Kier mordit dans un de ses marrons, fuyant ses pensées indécentes, et mangea le reste avec une voracité sans précédent. Tout bien considéré, mieux valait passer ses émotions sur la bouffe, plutôt que sur quelqu'un. S'il s'en tenait à cela, cette soirée ne tomberait peut-être pas en ruine. Ils passaient même un agréable moment, juste comme ça, à marcher l'un à côté de l'autre.
Cette tentative naïve de relativiser grésillant dans un coin de sa tête, il déchanta définitivement lorsque son regard croisa un sac barbouillé de peinture sur le dos d'un passant de l'autre côté de la route. Son sang ne fit qu'un tour à ce détail bien trop familier, alors qu'il pivotait subitement dans l'autre direction pour dissimuler son visage. Putain, mais qu'est-ce qu'Antoine foutait dans ce quartier ?!
Il se mit à avancer à la façon d'un crabe désarticulé pour éviter d'affronter le courroux de l'autre enfoiré. À une telle distance, aucune âme ne devrait le reconnaître à la lueur des lampadaires. Pour le naturel, c'était une autre paire de manches : il était affreusement ridicule.
Avant qu'il ne puisse réfléchir à une solution moins débile, une pression sur son avant-bras l'arrêta net dans sa démarche. Nikita voulut lui faire face, cherchant en vain son attention. Il se crispa, incapable d'émettre le moindre bruit ou de contempler autre chose que son cornet désormais vide. Il resterait paralysé tant qu'il ne s'assurerait pas de la présence ou non d'Antoine, derrière lui. Bien que sa raison lui hurlât de ne pas prendre ce risque, la simple pensée de ne pas savoir était pire. Tant pis pour le reste.
Fébrile, il jeta un coup d'œil sur le trottoir d'en face, remarquant avec soulagement l'adolescent en question disparaître au coin de la rue. La catastrophe avait été esquivée de peu.
Alors seulement, la honte l'envahit.
Kier se mordit la lèvre, consterné par son comportement puéril. Les pupilles de son voisin fondaient sur lui, perçantes. De toutes les possibilités sur Terre, ses craintes absurdes venaient de pulvériser l'ambiance. Est-ce que son inconnu du banc avait compris ? Allait-il le détester de se montrer si lâche après tout ce temps ? De ne pas se montrer à la hauteur de ses espérances ?
Il s'attendait à recevoir la monnaie de sa pièce, une remarque sèche ou une claque sur la joue, mais rien ne vint. Au contraire, Nikita recula d'un pas. Ses bras maigres retombèrent le long de son corps. Il fureta par-dessus son épaule, visiblement agité par ses propres démons.
Le fumeur réalisa alors où ils se tenaient, son champ de vision attiré par une grosse barrière automatique. Elle les séparait d'un grand bâtiment en préfabriqué, plus particulièrement un des foyers pour mineurs de la ville. Évidemment, rien ne pouvait être facile dans cette histoire. Il commençait à peine à s'en rendre compte.
— Do you, hmm... Would you like to come over ? Aller chè moi ? s'osa à demander l'orphelin d'une toute petite voix. Ma sor play guitar aussi. Je aïme écouter toi.
La proposition était bien sûr tentante, surtout si elle comportait une chambre et personne pour les surprendre, mais la gorge de Kier était désormais nouée. Ses pensées étaient obnubilées par l'image capricieuse du sac d'Antoine.
Il s'acharna encore sur l'intérieur de ses joues, regrettant déjà sa réponse :
— No, tenk you.
Sans davantage d'explication, il prit congé d'un geste vague de la main, insultant mentalement sa froideur de tous les noms. Il venait de tout ruiner. Son comportement était la copie conforme du parfait enfoiré de série B, mais son corps n'était plus capable de rebrousser chemin. Il avait la gorge nouée de regrets et s'il en avait eu la force, il se serait baffé.
Il remonta la rue en traînant des pieds, priant pour un coup de pouce du destin qui n'arrivait pas. Nikita ne lui courait pas après, c'était une cruelle évidence. En fait, il était sans doute en train de claquer la porte de sa chambre avec fracas, furieux du comportement incompréhensible de son mauvais rencard, si seulement cela en avait été un.
En était-ce un ?
Kier frissonna, gelé jusqu'au bout des orteils. Qu'est-ce qu'il racontait, encore ? Il ne connaissait rien de ce mec, à part qu'il avait été récemment expatrié en Suisse, avait une petite sœur et utilisait la clope pour lui faire du rentre-dedans. Il patinait, aussi. Et il était américain. Et aimait les marrons. Et la neige. Et... À défaut de pouvoir se parler correctement, la musique aurait pu être un langage universel, leur langage.
Putain, il se trouvait désespérant.
Il l'était.
Cependant, il n'y pouvait rien : il doutait encore. Son homosexualité avait beau ne plus être un secret depuis longtemps, il n'avait jamais ressenti quelque chose d'aussi indescriptible pour quelqu'un jusqu'à aujourd'hui et il avait peur, peur de s'en mordre les doigts, peur que ses sentiments se retournent contre lui. Peur à la seule idée de se faire rejeter.
Il n'était pas prêt qu'on le piétine à nouveau pour ce qu'il était. Ses intentions étaient peut-être transparentes, mais tant qu'il faisait profil bas, il esquivait les commentaires déplacés de son entourage. Ce constat était sans appel quand il imaginait devoir faire face à des gens élevés sans ouverture d'esprit comme Antoine. Ce débile profond n'était pas méchant en soi, mais suffisamment con pour sortir des méchancetés plus grosses que son cerveau.
Pour l'instant, Kier se sentait trop vulnérable pour supporter quoi que ce soit, même une simple remarque déplacée. Pourtant, il ne put s'empêcher de penser que si l'intérêt de Nikita était bel et bien réel, il avait forcément vu clair dans son jeu.
L'espoir subsistait encore.

VOUS LISEZ
Pot de Colle
Fiksyen RemajaKier détestait le système scolaire et surtout ses professeurs. Pour échapper à leur tyrannie, il trouvait toujours le moyen de se faire renvoyer de son dernier cours de la journée, histoire de gratter quelques minutes d'impunité sans se préoccuper d...