Pot de Colle

You're beautiful.

Kier n'en revenait pas d'être assis sur les gradins de la patinoire à côté de son inconnu du banc, qui fumait paisiblement dans la pénombre. Il avait envie de rentrer dans un trou de souris tellement il était bouleversé par l'incongruité de cette situation. Sa gorge était nouée et heureusement qu'il n'était pas debout, sinon il se serait retrouvé le cul par terre. Ses jambes étaient en papier mâché à l'heure actuelle.

Il eut un grondement sourd. Ses réactions à fleur de peau commençaient à être un peu trop flagrante à son goût.

— So, engagea Nikita après avoir soufflé par les narines. Tou être here purqoua ?

Ses yeux se réduisirent en deux fentes, tandis qu'il déchiffrait les mots du patineur à l'accent toujours aussi criant. Il n'était vraiment pas doué pour faire la conversation, mais là, le challenge était d'une tout autre taille : il devait se débattre pour comprendre le moindre mot qui lui était adressé.

— Euh... Je cherche un cadeau ? hasarda-t-il. Pour ma sœur, Elaine.

L'expression de l'étranger s'illumina. Il croisa ses jambes, imitant la position de l'autre sans s'en rendre compte.

— Oh, jez ! You have a sister ? Un sor ? Moi aussi.

Kier se mordit l'intérieur des joues, rigolant sans un bruit. Anxieux, le bout de ses doigts s'égarait sur sa cuisse au rythme de la musique, diffusée par une minuscule radio de poche entre les deux garçons. Ses anneaux à l'oreille le démangeaient quand la tension montait ainsi en lui, mais il ne voulait pas se trahir si facilement. Heureusement, la mélodie douce à leurs côtés suffisait à taire ses peurs les plus enracinées.

Il n'avait encore jamais expérimenté une énergie aussi puissante couler dans ses veines. Si on lui disait qu'il prenait feu, il n'aurait pas été étonné. Ce sentiment était... euphorisant.

— What's her... le nom ? Your sister's name, insista une voix bien trop proche.

Il sursauta, extirpé de ses pensées, et tourna la tête vers l'instigateur de son trouble. Leurs bouches ne furent plus qu'à quelques centimètres l'une de l'autre, jusqu'à ce qu'un nuage de fumée s'écrasât contre son visage et l'obligeât à détourner le regard. Il fronça les sourcils, tentant de donner un sens à l'attitude espiègle de Nikita qui venait de lui souffler à la gueule. Est-ce qu'il l'avait fait exprès ?

— Ding ding ding, I'm freezing. Are you gonna talk already ?

Kier capta aussitôt le ton joueur de son interlocuteur, même s'il était incapable de traduire exactement ses propos. Piqué dans son orgueil, il se recentra sur leur conversation. Il avait prêté un peu plus d'attention aux cours de langue de ces deux dernières semaines et les paroles de l'anglophone, encore souvent incompréhensibles, ne lui semblaient toutefois plus sorties tout droit de la bouche d'un extraterrestre. C'était étrange d'être désormais capable d'identifier certains sons, alors qu'il avait passé les cinq années précédentes à faire la sourde oreille. Il n'aurait jamais pensé que se familiariser avec une langue pouvait être un jeu d'enfants avec un peu de volonté.

— Ouais, j'en ai même deux, déclara-t-il en signant le chiffre avec ses doigts. Elle s'appelle comment, ta sœur, euh, sister ? Ze naime ?

Ce fut au tour de Nikita de sourire. Il tira une longue latte de sa cigarette, levant la tête vers le ciel pour tout relâcher avec désinvolture. Son regard cerné fut happé par les nuages noirâtres. Il brillait d'un amusement manifeste.

— Damn ! Your accent is way too cute.

Son exclamation fut ponctuée d'un coup de coude taquin, au grand dam de son spectateur francophone qui nageait dans l'ignorance. Ce dernier eut un mince soupir, l'observant du coin de l'œil sans rien dire.