L'astre lumineux est parti. Il a laissé sa place à la lune, le temps de quelques heures. La nuit s'est épanouie dans le cœur des hommes et les a charmé d'un sommeil sans peine. Valéry dort. La magie rêveuse s'est emparée de lui. Pourtant, il ressent une vive douleur lui endolorir le mollet. Son sommeil est perturbé. Son rêve s'arrête. Il ouvre les yeux et sent de nouveau une douleur. Dans les côtes cette fois. C'est Roland. Il ne rêve pas ; bien au contraire. Son cauchemar lui donne des élans de peur qu'il démontre à travers des gestes incontrôlés. Des sursaut et frissons indomptables. Des gémissements. La sueur débordante sur le front. Valéry réalise qu'il tremble avec vivacité.
- Roland ? Tu m'entends ? Roland ! Appelle-t-il.
Roland ne l'entend pas. Il continue à gigoter dans le lit. Il semble murmurer des mots indescriptibles. Il semble exprimer une souffrance qu'il tait et qui ne ressort que la nuit. Comme si cette souffrance avait un esprit qui lui dictait sa conduite. Une larme s'étire sur les tempes du garçon. Son cauchemar prend une tournure dramatique. Valéry caresse l'épaule du garçon de sa main. Il s'allonge auprès de lui et le regarde. Il observe les traits de son ami : les rides qui se forment au plissement de ses yeux. Au froncement de ses sourcils. Ses paupières qui s'alourdissent, s'agitent. Ses cheveux noirs qui lui cachent la moitié du visage en une frange décoiffée. Ses fines lèvres qui murmurent. Son nez fuselé qui inspire l'air avec force et expire avec impérialisme. Valéry voit son visage étroit, ses joues creuses, sa mâchoire amaigrie.
- Je suis là Roland, je suis là.
À ces mots, Roland se fige. Quelques vifs tremblements parcourent son corps.
- Papa... non, papa... pleure le jeune, encore endormi.
Valéry abaisse son regard. Il éprouve soudain de la peine pour le garçon. Son visages'attriste.
Roland ouvre brusquement les yeux et se redresse, débordant de sueur. Il se tourne et se retourne ; regarde tout autour de lui. Il est essoufflé et tente de reprendre son souffle.
- Valéry ? Tu ne dors pas ? Quelle heure est-il ?
- Tu as dû faire un cauchemar, il est encore tôt.
- Je... Je t'ai réveillé ? s'enquière Roland.
- Ça ne fait rien, s'empresse de répondre Valéry. Je voulais surtout m'assurer que tu ailles bien.
- Oui, excuses-moi.
- Pour quoi ?
- Par ma faute tu n'as pas fermé l'œil.
Roland se recouche et tourne le dos à Valéry. Il fait mine de retrouver le sommeil.
- Je peux te poser une question ? Demande Valéry.
- Laquelle ?
- De quoi tu rêvais ?
Roland se redresse de nouveau et fait face à Valéry. Ses yeux rougissent aussitôt mais aucune larme ne vient chatouiller ses joues, vierges d'eau.
- De mon père. Je l'ai revu en rêve.
- C'était un rêve agité.
- C'est parce que c'était un souvenir, répond Roland.
- Quel était ce souvenir ?
- Celui du jour où mon père est rentré à la maison après avoir combattu au front. L'armistice venait d'être déclarée. Mais la guerre ne laisse pas les hommes intactes, ni les souvenirs paisibles. L'après guerre n'a pas d'armistice. Il est revenu défiguré ; en fait méconnaissable. Une civière lui maintenait la mâchoire et le côté de son visage ne tenait que par miracle. C'était un héros de guerre, non pas parce qu'il était mort mais parce que son âme était resté au front. Personne ne revient véritablement en vie d'un affrontement avec la mort. Il a combattu pour son pays mais les habitants de ce même pays l'ont rejeté parce qu'il faisait peur. Mon père ne parlait plus à personne. Les soldats qui ont vécu ces horreurs se taisent. Parler est trop dure, tu sais.
Valéry écoute Roland sans rien dire. Que dire à quelqu'un qui a vécu la guerre ? Que dire à quelqu'un qui a affronté la revenue d'un père ni mort ni vivant ? Il n'y a rien à dire parce qu'il est impossible de comprendre un tel ressenti.
- Cette nuit je me suis vu à la place de mon père. Affrontant la violences des souffles venus des bombes, le bruit des feux tirés par les armes adverses, la peur qui paralyse un cœur et tape avec violence dans la poitrine. L'horloge de la mort qui résonne dans le crâne des vivants et une question qui ne se tait jamais ; la prochaine balle me sera-t-elle destinée ? Sera-t-elle mon bourreau ?
Roland se tait à cette question. Il sent les larmes immerger ses yeux.
- Où est ton père, maintenant, se risque à demander Valéry.
- Parti. Il a succombé à l'oppression du retour à une vie normale. Si on peut nommer l'après guerre normale. Il a rejoint les étoiles.
- Je suis désolé...
- Ne me prends pas en pitié. Je préfère l'imaginer en paix et loin d'ici, rassure Roland.
- Tu vis avec ta mère ?
- Elle est morte en me donnant la vie. J'habite chez ma tante. Une dame riche mais avare. Elle m'a prit sous son aile parce qu'elle n'avait pas le choix. Elle est la seule famille encore en vie qu'il me reste. Mais c'est à peine si elle me nourrit. Et puis, elle est vieille et mourante.
- Je ne sais pas trop quoi dire. Tout ce que tu me dis me fait mal. Je suis vraiment désolé !
- Merci. De m'avoir écouté, merci. Je ne suis pas le seul à avoir un passé difficile. Ton passé l'est aussi et tes souffrances font aussi partie de ton présent.
- Un jour, j'aimerais partir loin. Je prendrais une voiture, et je roulerais loin. Là où mon père ne pourrait pas me trouver. Et puis je dormirais dans un hôtel miteux, mais heureux et libre, raconte Valéry.
- Ce jour-là je te suivrai, promet Roland.
Les deux garçons se sourient.
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Le miroir des siècles
Ficción GeneralAlors que certains reçoivent des caresses, d'autres sont atteints par la main d'une brute. Isolé du reste de Paris, seul dans une chambre, Valéry guette l'instant où sa vie serait prête à lui offrir un temps d'allégresse. Mais lorsqu'il se perd à r...