#27 Trois verres et des chips

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"I've got a hundred million reasons to walk away
But baby, I just need one good one to stay"


Million reasons, Lady Gaga
 
 

La musique sonnait comme une torture à mes oreilles mais où que j'aille, je ne parvenais pas à lui échapper. Il était plus de vingt-deux heures et Colin n'était toujours pas arrivé. Toutefois, dans l'état où j'étais, aurais-je pu remarquer sa présence ? Probablement pas.

Je ne remarquais même pas celle des autres.

Comme un pantin, j'étais balloté par des fils invisibles à travers les différentes pièces, à la recherche de quelque chose que je ne connaissais pas moi-même. Mais c'était étrange. Que pouvais-je bien chercher ? Je ne souhaitais qu'une chose, une seule, et elle n'était pas là.

« Isaak ?! Tu vas vomir ? Oh putain ! »

Je sentis qu'on me poussait, ma tête se pencha vers l'évier où je libérai le contenu de mon estomac tout comme ma frustration. J'entendis des rires autour de moi, et une main réconfortante tapota mon dos tout en m'essuyant les lèvres. Je levai des yeux vitreux vers Léanne, qui me sourit.

« Je crois qu'on va en rester là sur l'alcool. »

« Elle aurait probablement dû y penser avant », pensai-je avec amertume. Léanne m'aida à bouger jusqu'à un canapé et s'y installa. Aussitôt, je m'affalai contre elle, et un râle s'échappa de ma bouche. Merde alors. Mon état d'ébriété était trop grand pour que je n'eusse conscience de ce qu'il se passait. La soirée se déroulait-elle bien ? J'espérais que les autres s'amusaient, c'est pour eux que je la faisais après tout.

« T'as bu combien de verres ? » me demanda Léanne.

Je me redressai difficilement et essayai de poser mes yeux sur elle. Ma tête était si lourde... Combien de verres avais-je bu ?

« Trois, répondis-je, le plus naturellement possible.

— Il ment, intervint une voix que je ne reconnus pas. Il s'est enfilé pratiquement tous les fonds de bouteilles.

— Juuuuste les fonds, ajoutai-je en riant.

— Et tu ne pouvais pas le retenir ? » l'accusa Léanne.

L'inconnu haussa des épaules.

« Eh, je suis pas son responsable légal. Il est supposé savoir se gérer. »

Je me mis à rire d'une façon incontrôlable. Il n'avait pas tort, j'aurai dû me gérer. Je devais avoir l'air tellement pitoyable... Je m'enfonçai dans le dossier et jetai un coup d'œil à Léanne. Je ne savais pas ce qui avait l'air de l'énerver le plus : mon odeur, mon état, ou le gars qui avait ruiné mon mensonge. Enfin, mensonge... « dans ma tête, c'était trois ».

« Va t'amuser, Léa', bafouillai-je.

— Hors de question. Tu as vu ton état ?

— J'vais surement comater sur ce canap' pour le reste de la soirée, va t'éclater, t'es v'nue pour ça. »

Je la vis hésiter. Je n'avais pas envie de gâcher ce moment, pas pour elle du moins. Je voulais que ma Léanne s'amuse, danse avec son copain et profite un maximum de la fête. Il valait mieux que je reste seul, seul à m'apitoyer sur moi-même.

Finalement, lorsqu'elle se rendit compte que j'étais incapable de me lever tout seul de toute façon, Léanne accepta de me laisser. Elle m'apporta un sac en carton, m'ordonne de vomir dedans si besoin, et un bol de chips – il ne restait que ça. Enfin, elle m'abandonna pour rejoindre Emilio, qui l'accueillit dans ses bras. Je soupirai et laissai tomber ma tête en arrière pour fixer le plafond.

Je restai dans cette position très longtemps, les yeux perdus dans le vide. Je pensai à cette soirée foireuse, à l'absence de Colin. Je pensai à la promesse que je m'étais faite. Demain, je tournerai la page. Je l'avais attendu bien plus que je n'aurai dû. Un gémissement de détresse passa mes lèvres mais personne ne m'entendit. Les larmes cherchaient à briser la barrière de mes yeux, et je les refoulai du mieux possible.

Je repensai à l'anagramme. « Je t'aime Isaak ». Ça n'était pas quelque chose de dit avec nonchalance, ça ne pouvait pas l'être. Chez Colin, rien n'était dû au hasard, parce qu'il n'y croyait pas. Il n'y avait que des probabilités et des déterminations. La question était : devais-je croire en la probabilité qu'il puisse y avoir quelque chose avec Colin ?

Ce quelque chose, je le voulais désespérément. Je ne voulais plus que l'on reste ami. Je le désirais, je désirais son contact, sa présence à mes côtés, je voulais le connaître entièrement. Je ne pouvais plus revenir à une simple relation amicale.

Colin et moi serons un couple, ou nous ne serons rien.

Un corps me percuta brutalement et je manquai de vider mon estomac à nouveau. Je me pliai en deux en gémissant et le gars qui m'était tombé dessus s'excusa. Je lui criai une insulte, et au lieu de partir, il revint face à moi et me souleva par le col. Putain, il devait être aussi torché que moi.

« T'as dit quoi, connard ?

— J'ai dit... va te faire foutre, marmonnai-je en grimaçant.

— Va baiser ta mère et fous-moi la paix.

— Eeeeeh on n'insulte pas les ma... »

Je n'eus pas le temps de finir ma phrase, car son poing se logea dans mon visage et je m'effondrai à moitié sur le canapé. Je poussai un cri de rage et fonçai tête la première dans son torse. Je parvins par je ne sais quel miracle à le faire tomber. Assis sur lui, je l'empêchai de bouger et lui rendis son coup. Une foule se forma petit à petit autour de nous mais je l'ignorai, répétant mes coups en criant des insultes.

« N'insulte pas ma mère ! » je crachai, presque en pleurant.

Finalement, quelqu'un nous sépara, et je fus attiré à l'écart. Je ne vis pas l'état du mec avec qui je venais de me battre pour une raison que j'avais déjà oubliée. Mon sauveur m'attira jusqu'à la cuisine, plus calme, et je m'appuyai contre la table. Je réalisai soudain, aux visages qui se tournaient vers moi, du chaos que j'avais causé. Des cris s'échappaient toujours du salon et la foule ne se dispersait pas.

Je fus soudainement inquiet de voir Léanne débarquer. J'espérais qu'elle n'était pas dans le salon, et n'avait pas été mise au courant. Je ne voulais pas qu'elle arrête de s'amuser pour moi. Avec un peu de chances, Emilio l'occupait suffisamment. Alors que Milo – celui qui m'avait amené là – revenait avec un verre d'eau, je lui faussai compagnie en silence. Il fallait que je m'éloigne d'ici en vitesse.

J'avais le sentiment d'étouffer, et les larmes que je retenais menaçaient de plus en plus de dévaler mes joues. En manquant de tomber plusieurs fois, je titubai jusqu'aux escaliers et montai à nouveau à l'étage. Il me fut difficile de trouver une chambre libre, et chaque porte fermée faisait monter un peu plus mon angoisse. Finalement, je trouvai la salle de bain et m'y enfermai. Du moins j'essayai, mais la clé de cette foutue porte était introuvable.

La nausée pointa le bout de son nez en même temps qu'un sanglot étranglé et je me précipitai au-dessus des toilettes. J'y restai longtemps, haletant. J'étais désormais trempé de sueur, mais toutes mes terminaisons nerveuses me semblaient coupées, car je ne sentais même plus le froid du carrelage.

Je m'assis sur le sol en gémissant, le dos appuyé contre la baignoire.

La pièce plongée dans l'obscurité, je poussai un soupir entrecoupé d'un tremblement. J'étais seul, enfin. La musique qui me défonçait les tympans était considérablement atténuée, je pouvais enfin respirer.

Dans cet espace où le temps s'était arrêté, je laissai mes pleurs résonner sur les murs, espérant me faire engloutir par le vide qui m'entourait. Une détresse inexplicable m'étreignit le cœur et je me pliai de douleur alors que mes pleurs s'intensifiaient. Je ne savais même plus si je criais. Une partie de mon esprit toujours consciente essayait de me répéter que ce n'était que la faute de l'alcool, et de ce truc qu'on m'avait fait fumer.

Mais je ne voyais moi qu'une tristesse infinie face à ma situation. En fin de compte, je n'avais personne dans ma vie. Colin ne me rendrait pas l'amour dont j'avais manqué pendant si longtemps. Dans mes sanglots, j'appelai ma mère. Mais personne ne répondit, et je tentai de bloquer le son de mes propres gémissements en posant mes paumes contre mes oreilles.

Je n'avais pas pleuré ma mère depuis si longtemps. Une silhouette blanche se présenta à mon esprit et je fermai les yeux dans une vaine tentative de lui échapper. Mais j'entendais encore sa voix, son timbre doux lorsqu'elle me félicitait, me disait qu'elle m'aimait. Je voulais la détester plus que tout.

Tous les sentiments que j'avais verrouillés au fond de mon cœur brisèrent les barreaux de leur cage et m'envahir avec tant d'intensité que la nausée me monta à nouveau. De la haine, des regrets. Le vide dans ma poitrine s'agrandit et mon poing se referma sur ma chemise, là où une douleur imaginaire me tiraillait.

J'avais tellement mal.

La vision dans mon esprit commença à s'évaporer et je lui hurlai de revenir. Mes cris ne furent pas entendus, et je me retrouvai à nouveau seul. L'espace où j'étais tanguait, ou tournait, je ne savais plus très bien. Je n'entendais plus rien désormais, mais ma mâchoire bougeait seule, prononçant des paroles qui ne me parvinrent pas.

Le cauchemar dura longtemps, si longtemps, que je ne vis pas les abîmes dans lesquelles je tombais petit à petit, jusqu'à perdre conscience.

Cacophonie des cœursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant