#10 Un ami, des guirlandes et un poème

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« Pardon ? »

Ils me regardaient tous, silencieux, comme si j'étais fou. Peut-être l'étais-je, il était de notoriété publique que les fous sont les derniers au courant après tout. Mais je n'avais pas le sentiment d'avoir changé, pourtant. J'étais toujours le même Isaak. Mon public venait simplement de se rendre compte que l'idiot du village était aussi capable de s'énerver. Enfin, s'énerver, c'était peu dire : j'étais furieux.

Je ne comprenais toujours pas comment ils avaient pu tous se liguer contre moi. Que s'était-il passé pour que la situation change autant ? Tout m'avait échappé en un instant sans que je puisse me rattraper. Je m'étais retrouvé exposé, sans avoir le temps d'ériger de nouveaux murs, alors j'avais choisi une tout autre méthode pour m'en sortir : l'attaque. J'avais définitivement cessé de réfléchir pendant un court instant, laissant un flot de paroles se déverser depuis mon cœur, tentant d'atteindre un auditoire hostile.

Je ne m'étais pas lamenté sur mon sort ; je n'avais pas recherché la pitié, j'avais exposé les faits, tels quels, tels que je les ressentais. Ce n'était pas le moment d'embellir les choses, mais de les exposer à vif.

Tour à tour, je les observai, durant cette demi-seconde qui précéda la catastrophe. Le temps semblait s'être arrêté, leur réaction, leur expression figée. Le visage de Léanne exprimait l'incompréhension totale. C'était elle qui m'avait le plus provoqué, et voilà qu'elle regrettait sans doute de l'avoir fait. Emilio lui, feignait la surprise : je savais pertinemment qu'il était au courant depuis le début, on ne pouvait pas compter sur nos parents pour garder ce genre de petits secrets... Keith et Emilio se connaissaient bien après tout. Et Colin ? Colin... il était impassible, fidèle à lui-même. Mais dans cette demi-seconde hors du temps, je vis beaucoup de choses : des lèvres entrouvertes, des yeux brillants, exprimant peut-être la peur, la surprise, ou l'émoi. Et alors je me dis que tout ça avait valu le coup. Si commettre les pires péchés m'assurait une réaction de la part de Colin, alors je me damnerais sans doute immédiatement.

« De quoi tu parles Isaak ? » demanda Emilio.

Je ris nerveusement et détendis mes épaules. La bombe était lâchée, les dés jetés. Emilio nous fixa Léanne et moi tour à tour avant de poser des yeux perplexes sur la jeune fille qui s'était faite si petite que son dos pourrait se fondre avec le lit.

« Léanne, qu'est-ce qu'Isaak raconte ? » insista-t-il finalement.

Léanne déglutit, sans doute effrayée par le ton mordant qu'avait utilisé Emilio. Je les observais en silence, passif. Je me demandais ce qu'il adviendrait ensuite, et pour une fois Colin semblait dans le même état d'esprit que moi.

« Montre tes poignets», ordonna Emilio.

Léanne dissimula ses bras derrière son dos.

« Non.

— Ne me dis pas qu'il a raison ?! Montre tes poignets Léanne ! » 

 Emilio se redressa sur les genoux et attrapa le bras de Léanne qui poussa un cri apeuré. Je le voyais déjà s'énerver et pourtant il prit une grande inspiration et tira doucement sur le bras de la jeune fille. Son regard se verrouilla dans celui de Léanne et je me sentis immédiatement exclu de la scène. Colin et moi n'étions plus que des spectateurs retenant leur respiration. Léanne aussi en fut surprise, désarçonnée, et elle baissa ses défenses suffisamment longtemps pour qu'Emilio ramène un poignet vers lui.

Sans attendre plus longtemps il releva la manche et révéla à la lumière de la pièce les fines lignes qui cisaillaient la peau de Léanne. Certaines étaient pâles, plus vieilles que d'autres. Emilio eut un mouvement de recul, de même que Colin. Moi, je n'éprouvais qu'un mélange de satisfaction malsaine à voir un autre secret que le mien exposé, et d'empathie envers la jeune fille. Je n'avait pas imaginé que la situation déraillerait à ce point malgré mon ressentiment.

Cacophonie des cœursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant