#31 Pesto, dodo, clodo

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J'étais sans cesse étonné par ma capacité à m'habituer à tout. Depuis Colin, l'auparavant impensable devenait désormais une possibilité. Je devenais patient, compréhensif à son contact, et plutôt que de m'effrayer, cela m'indifférait. C'était comme si tout ce que j'avais jamais été disparaissait peu à peu, à mesure que mon monde se réduisait à un seul astre : Colin Millers.

Plus rien n'avait d'importance, hormis ce qui le concernait, et les valeurs qu'il m'apprenait, bien malgré lui.

« Qui aurait pu croire que l'amour te rendrait plus humain ? » Personne, et surtout pas moi. Mais me voilà, niais, amoureux transi, fébrile et à vif. Colin m'avait vu dans tous mes états, il m'avait vu au fond du trou, et m'en avait sorti. Il était peut-être la seule personne en ce monde qui pouvait se vanter de me connaître... Mais même lui ignorait presque tout.

Une semaine s'était écoulée, depuis la confession d'Emilio. Et je n'avais alors pas cessé de me poser des questions, moi-même chamboulé. Mes propres secrets me paraissaient monstrueux, autant parce qu'ils étaient indicibles, que parce que je mourrais d'envie de les révéler. Ce que m'avait dit Emilio m'avait profondément touché, bien que je l'aie habilement dissimulé les jours suivants. Depuis, mon ami me paraissait sous un jour nouveau.

J'avais l'impression de le redécouvrir. Il n'était plus cet horrible cliché sur pattes, sympathique dans la mesure du possible. Non, il n'était qu'un adolescent comme nous tous : avec ses peurs, ses faiblesses, ses désirs. Il avait fait des erreurs, mais également des sacrifices. Je n'étais pas mieux que lui, je n'étais mieux que personne. Toutes ces années passées à ses côtés me parurent absurdes par leur vacuité : on ne savait rien l'un de l'autre. Nous habitions dans des quartiers proches, mais nous ne nous croisions presque jamais le matin, ou même le soir.

Jusqu'à cette année, nous n'étions jamais restés ensemble pendant la journée. Je me surpris à regretter toutes ces années d'amitié manquées, pourtant, tout n'était pas perdu. J'avais tout juste 18 ans, lui aussi. L'année scolaire était loin d'être terminée et j'avais la possibilité de faire n'importe quoi.

« Isaak ! Le repas est prêt, viens manger ! »

Je levai le nez de mon livre et le refermai en soupirant. Pour une fois que j'étais rentré tôt à l'appartement, Keith en avait profité pour se lancer dans la cuisine. Le voir si heureux de cuisiner pour nous deux me faisait presque culpabiliser. En arrivant, je me laissai lourdement tomber sur une chaise, le corps enveloppé dans un pantalon de sport large et un sweat à capuche. Nous étions vendredi, le mois de novembre touchait presque à sa fin. Bientôt, les rues de New-York se couvriraient de blanc.

« Qu'est-ce que tu as cuisiné ? » demandai-je à Keith.

Mon beau-père affichait un rictus fier, qui me laissait imaginer mille délices. Il se saisit de la marmite fumante, qu'il déposa au milieu du bar qui nous servait de table à manger. Je n'en étais pas à saliver... Mais l'idée même de manger un plat cuisiné était vraiment réjouissante. D'habitude, on se contentait de cuire des aliments en conserve, réchauffer des plats préparés, ou manger les petits plats que notre voisine nous apportait parfois.

Cette brave Mrs Jen.

« J'espère que ça te plaira, me dit Keith. J'y ai mis tout mon amour paternel ! »

Il souleva le couvercle de la marmite et je me penchai pour admirer le plat. Mon sourire fana immédiatement, et je me laissai retomber, terriblement déçu.

« Des pâtes. Tu as pris d'assaut notre cuisine pendant trois heures, et tu as fait des pâtes. »

Le sourire de mon beau-père ne disparaissait pas, malgré mon visage blême. Il me servit une portion généreuse de pâtes au pesto, comme si c'était là l'essence de son art, l'apothéose de la cuisine.

Cacophonie des cœursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant