Chapitre 31

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Je serre les dents. Mes oreilles saignent !

Un groupe d'amies ivres mortes chante sur scène — ou plutôt vocifère — les paroles d'une chanson de Rihanna. Umbrella prend cher. Une véritable torture. Dans deux secondes, la sono rendra l'âme au contact des fausses notes !

Harry paraît du même avis que moi. Sa grimace me fait pouffer. Les yeux exorbités, il ouvre la bouche comme un poisson hors de l'eau avant de la refermer, subjugué par l'absence de talent des demoiselles. On devrait inventer l'émission « Britain's got disaster ». Les amatrices de Rihanna gagneraient haut la main le concours !

En parcourant la salle des yeux, je surprends le regard insistant de Chris. Il n'a pas bougé de son coin canapé. Il faut croire que je n'ai pas été assez méchante pour le faire déguerpir !

Je reporte mon attention sur la vaisselle. Cependant, l'exercice est dur. Je me sens surveillée. Mon cœur bat un peu plus fort. J'essaie d'ignorer la brûlure de son regard et la crainte d'avoir trouvé en lui un nouvel enfer.

J'ai assez donné dans les fous. Un cinglé m'a suffi.

Enfin ! Miracle ! Les gagnantes de « Britain's got disaster » descendent de scène, acclamées malgré leur piètre performance. Instables sur leurs talons, elles ont du mal à saluer leur public principalement masculin et en rut.

Harry les remplace sur scène. Il attrape sa basse sur son support et me fait signe de le rejoindre, mais je décline son invitation.

Je ne compte pas me ridiculiser devant tout le monde. En privé, je veux bien lui concéder ce privilège !

Il insiste, et Barry et Jack s'y mettent à leur tour. Le duo hurle mon prénom à travers la cohue qui se joint à eux. Je lève finalement les bras en signe de défaite, avant de jeter mon torchon sur le zinc. La plonge patientera, je suppose.

Les clients ont droit ce soir à une catastrophe musicale, et c'est la maison qui régale !

En plus de ne pas avoir le sens du rythme, je chante par tous les diables faux. Une virtuose née !

— Tu veux que je joue quel morceau ? me demande Harry avec un sourire taquin sur les lèvres.

— C'est ça, moque-toi ! Satan !

Les épaules secouées par ses rires, il procède à quelques ajustements sur sa guitare.

— Alors t'as choisi ?

— Tu sais jouer Waterfalls des TLC ?

Cet ancien titre du groupe féminin de R&B a toujours eu le don de me mettre de bonne humeur.

— Évidemment que je sais. Pour une fois que ce n'est pas une chanson de ton rouquin !

Les premiers accords résonnent alors que j'ondule langoureusement autour du pied de micro, m'attirant des sifflements. Autant jouer la superstar jusqu'au bout si je cours à ma perte !

J'envoie un baiser à ceux qui m'encouragent avant d'entamer le premier couplet, nullement rassurée. Ma main autour du micro tremble malgré le mouvement assuré de mes hanches. Quant à ma voix, elle est sifflante, presque inaudible.

Toutefois, je persévère. Je puise ma force dans le regard du guitariste.

A lonely mother gazing out of her window
Staring at a son that she just can't touch

Lorsque j'avais à peine cinq ans, Betty et moi chantions en boucle cette chanson des TLC.

À cette même période, plongée dans la phase injuste de l'adolescence, ma tante appliquait sur ses lèvres une tonne de gloss pailleté, rembourrait ses soutiens-gorges et enfilait en cachette les talons de sa mère. Elle me faisait jurer de garder le silence. Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer !

Mes paupières se ferment tandis que je savoure les notes graves jouées à la basse. Les souvenirs affluent en même temps.

Je susurre les paroles contre le lobe d'oreille de Harry. Celui-ci, les yeux clos, affiche un sourire angélique. Ses doigts glissent naturellement sur le manche de sa guitare. Ils enchaînent les notes sans fausseté.

Le percé est un merveilleux musicien qui n'a pas percé dans le métier, faute de chance. Dès qu'il joue, la magie opère pourtant.

Je dépose furtivement un baiser sur sa joue avant de me planter au centre de la scène. Les mains au-dessus de ma tête, je frappe dedans, incitant le public à faire pareil.

Don't go chasing waterfalls
Please sick to the rivers and the lakes that
You're used to.

Le public réceptif applaudit et reprend avec moi le refrain.

Mes yeux croisent au fond de la salle les siens d'un bleu orageux. Chris, debout, affiche un mince sourire. Il s'empêche de rire.

Je le défie du regard. Il veut jouer et se brûler ? Pas de souci, mais ça ne sera que l'affaire d'un soir !

Je fonds sensuellement le long du pied de micro, alors qu'il n'a d'yeux que pour moi.

La température augmente dans la salle. Les cris font écho aux battements de mon cœur. Je me liquéfie sur scène. L'une de mes mains plonge dans mon cou, serpente entre mes seins, rampe jusqu'à mon nombril. À travers les nombreux visages, je ne vois que LUI.

Je me redresse en jouant des épaules pour m'asseoir sur le bord de la scène. Barry a rapproché sa chaise, le visage à quelques centimètres de mes genoux. Je me réceptionne sur mes pieds et saisis entre mon pouce et mon index son menton. Je fais mine de lui voler un baiser avant de le délaisser la bouche en cul de poule.

Transportée par l'excitation de l'assemblée, je n'évite pas la partie rappée. Même si mon flow est plus que maladroit. Les mots se mélangent, s'entrechoquent, se perdent.

Le regard de Chris me dévore de la tête aux pieds. Brûlant. Enivrant. Orgasmique. Il m'envoûte.

Je fends la salle, puis m'arrête face à lui. Les bras croisés sur son torse, il hausse les sourcils. À l'aide de ma main de libre, je les décroise et le pousse sur la table derrière lui. Surpris, il bascule vers l'arrière désormais à ma merci. Je balance la tête de droite à gauche, lui fouettant la figure à l'aide de mes cheveux. Ses éclats de rire me réchauffent toute entière.

J'éloigne le micro de ma bouche pour lui chuchoter : « Je n'ai aucun amour-propre ».

The rest is up to me and you!

Guidée par l'adrénaline qui pulse dans mes veines, je harponne sa nuque. Mes lèvres fondent sur les siennes, lui extirpant un râle guttural. Chris me laisse l'embrasser avec fougue, tandis que les applaudissements du public se mêlent à leur ovation.

Je romps ce baiser étourdissant avant qu'il ne le fasse.

— En souvenir de nos moments partagés ! me justifié-je alors qu'il me dévisage bouche bée.


Extrait de Waterfalls des TLC (1994) : « Une mère seule regarde par sa fenêtre, dévisageant un fils qu'elle ne peut pas atteindre. ».

« Ne va pas courir après les chutes d'eau. S'il te plaît, tiens t'en aux rivières et aux lacs que tu connais. ».

« Le reste dépend de toi et moi ».

Victoria Line (T1 de Thistly Heart)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant