Chapitre 58

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Nous nous dévisageons pendant un instant avec le jeune combattant, pendant que toute la communauté vit autour de nous dans un brouhaha incessant. A cette instant, je sens qu'on partage le même regard. La même indifférence. La même curiosité. La même impassibilité, cette façade face à l'autre. Cette même fureur qui bouillonne au fond de l'âme.

Une accroche solide et invisible s'est installée entre nos deux regards, bientôt avalée par le monde autour.

"- Wolfgang tu m'écoutes ? Répète la fille du chef une nouvelle fois.

- Hein ?"

Il plisse les sourcils, alors que je détourne mon attention vers Louis, qui me fixe d'un drôle d'air. J'intime un "quoi" expressif et muet sur mon visage à son égard. Il hausse les sourcils avant de commencer à jouer avec une fourchette.

Ses pensées sont si volatiles, je souris. Je l'attrape pour remuer ses cheveux rebelles, adoucie par la candeur aigre-douce de l'enfance.

"- Tu peux répéter, dit-il avec une voix lassée."

Alors qu'elle soupire, je sens qu'une habituelle envie de fuir toute responsabilité, commence à envahir Wolfgang.

"- Tu dois passer à la bibliothèque bientôt, nous devons organiser en détail ton voyage pour récupérer des provisions. Il est crucial pour la survie du village.

- Bien, je passerai sous peu. Annonce-t-il avant de faire demi-tour."

Je le suis du regard alors que ma voisine lève les yeux aux ciel, en laissant échapper un discret "Bon dieu". Il est souple, sa carrure est fine et élancée et je la vois vite disparaître comme une ombre au travers de la foule. Bien qu'elle le désire, Galadrielle n'a aucune emprise sur cet homme. Il n'écoutera toujours que lui-même.


Point de vue de Wolfgang.

Lorsque je pose un pied hors du réfectoire, un air frais et libérateur m'accueille. Je me mets sans attendre en direction de l'ascenseur de Ronan, mon esprit moulinant de multiples pensées. Quand je regarde face a moi, les branches des arbres qui ondulent, je ne peux oublier son regard intrusif. Le même que le mien.

C'est la première fois que je me retrouve dans quelqu'un, dans un regard, dans une présence froide. Quand je la regarde c'est moi que je vois.

moi, En plus mignonne. J'esquisse un sourire narquois.

Un enfant sur ma route me surprend et semble apeuré par mon expression, ma rare envie de sourire s'est vite enfuie.

Je reprends mon habituel visage impassible, alors que je peux déjà voir la plateforme de Ronan apparaître au loin. Je dois faire vite, ma cartographie des sentiers me prend plus de temps que prévu. Pourtant, j'ai besoin de cartes les plus précises possible pour démarrer mon voyage.

La date butoire approche à grand pas, Le temps va bientôt me manquer. Je lève les yeux vers le ciel nuageux qui recouvre la forêt. Si nous ne réussissons pas à ramener assez de vivres, tout le village ne passera probablement pas l'hiver.

La vision de Ronan, somnolant près de l'immense manivelle, stoppe mon flot de pensées. Chaque chose en son temps.

D'abord la forêt, puis rendre visite à Galadrielle à la bibliothèque. Ensuite nous passerons l'hiver, puis je me pencherai sur le cas troublant d'Eraun.

Et peut être qu'un beau jour, Arya tombera.

Un sourire malicieux s'allonge sur mes lèvres à cette idée, alors que la cage dans laquelle je suis enfermée descend vers le sol de la forêt.

Oui, chaque chose en son temps.



Point de vue d'Eraun

Après la disparition rapide de Wolfgang, j'ai laissé Louis pour suivre Galadrielle dans sa bibliothèque. Sur un arbre bien plus éloigné des habitations communes, le bâtiment d'archive s'impose en grandeur à travers les branches. Lorsqu'on peut pleinement l'apercevoir face à nous, Galadrielle ouvre les bras dans sa direction.

"- Eraun, voici mon domaine ! Peu de gens viennent jusqu'ici car c'est assez éloigné du village et les habitants n'ont plus le temps de lire... Mais moi, j'adore cet endroit et son calme religieux ! M'explique-t-elle avec un grand sourire aux lèvres."

Je lui rends son sourire communicatif, impatiente à l'idée de rentrer dans cet antre de la connaissance.

J'en passe bientôt la lourde porte en fer à la suite de la propriétaire, pour découvrir un seule et unique pièce. Il y règne un capharnaüm suspendu hors du temps, où tout semble à la fois perdu et pourtant à la bonne place.

"- Désolé pour le désordre, je suis presque la seule à venir alors je me permets, en plus je n'ai plus de place sur les étagères pour tous mes registres. S'excuse-t-elle en rigolant, pas si désolée que ça.

- Ce n'est rien, cela importe peu. "

J'avance au cœur de la grande salle, mes yeux virevoltant dans tous les coins. Les fenêtres très en hauteur réussissent à capturer les maigres rayons du soleil qui passent au dessus des arbres. Cette lumière éparse et un peu crue donne une ambiance particulière au lieu, laissant ci et là apparaître le ballet des particules de poussières.

"- C'est... un très bel endroit. Murmuré-je.

- N'est ce pas ? S'époumone Galadrielle en tournant sur elle même au milieu des registres."

Je la suis des yeux en souriant, alors que la poussière se soulève du sol et que certaines feuilles s'envolent à cause de sa ronde endiablée. Un sanctuaire hors du temps. Comment ne pas se laisser baigner par le repos des vieux livres et la sagesse envoûtante de tous ces écrits qui n'attendent que d'être parcourus et absorbés.

Je sens que ce lieu sera un bon refuge pour capturer mes craintes lors des moments de doutes. Comme l'avait fait le cimetière d'Arya durant toutes ces années, je sens qu'ici j'ai peut-être la chance de me trouver un nouveau sanctuaire, au cœur des vieux livres endormis.

Même si au fond, rien ne pourra jamais remplacer le calme des tombes mousseuses d'Ayra, à l'écart du chaos absurde de la cité.




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