Chapitre 3

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Durant la nuit, je ne cesse de m'agiter dans mon sommeil à tel point que je finis toujours par me réveiller essoufflée, et ce, à maintes reprises. En jetant un œil au petit réveil, présent sur la table de chevet, je m'aperçois qu'il n'est que trois heures du matin.
Lasse de mon état, je me lève et entrouvre ma fenêtre en buvant un verre d'eau que je viens de me servir. Le calme de la nuit suffit aussitôt à m'apaiser. Je ferme les yeux et inspire, à pleins poumons, la légère brise marine parvenant jusqu'à mon visage en un doux effleurement.
Lorsque je les rouvre, ils sont tout de suite attirés par une silhouette présente au fond du jardin. Je reconnais Tante Bleuenn. Elle est agenouillée et semble en pleine méditation. Son comportement m'étonne et je m'interroge d'autant plus lorsque ses paroles, prononcées dans une langue qui m’est totalement inconnue, parviennent jusqu'à moi. Peut-être un dialecte breton, pensé-je.
Je décide de refermer ma fenêtre et de retourner me coucher. Néanmoins, je ne cesse de penser à Tante Bleuenn et ses bizarreries. Pourtant, après ce que j'ai vécu cette fin d’après-midi, rien ne devrait encore me surprendre. J'en viens encore à me demander, avec un peu de recul, si c'était réel, mais rien à faire, je suis certaine que je n'ai pas rêvé cet interlude des plus fantasmagoriques.
Je repense sans arrêt à cet homme ; Kenan. Et petit à petit, des images de mes rêves me reviennent en envahissant ma tête de flashbacks et je comprends pourquoi je n'ai fait que me réveiller en sursaut. Kenan était présent, dans chacun d'entre eux, toutes les fois où je réussissais à me rendormir.
Son visage torturé, d'une douleur sans égale, me désarçonnant à chaque fois et cette souffrance m’a perturbé d'autant plus puisque j'en étais, à priori, la seule et unique cause. Voilà ce qui m’a tant tiré de mon sommeil ; sa douleur et moi en étant l’origine. Mais pourquoi ?
Finalement, à force de cogiter, je réussis à me rendormir quelques heures, courtes et épuisantes, me laissant encore plus fatiguée que la veille.
*
* *
À sept heures, ne trouvant plus le sommeil, j'arrête d'insister et me lève complètement à côté de mes pompes.
Dans la salle de bains, l'image que me renvoie la psyché me confirme que j'ai passé une très mauvaise nuit. Mon teint, d'habitude doré, a foutu le camp pour laisser la place à une pâleur blafarde et de petits cernes violets soulignent le dessous de mes yeux d'une ombre noircie. Super ! Un vrai casting de « The Walking Dead ».
J'entre dans la douche en soupirant et plonge la tête sous l'eau chaude se déversant sur mon corps. Je commence à me savonner et, tout à coup, les mains sur mon corps ne semblent pas m’appartenir, me tirant un sursaut de surprise et me coupant la respiration.
Le cœur battant, je tente de récupérer mon souffle et de me calmer. Je passe et repasse mes mains devant mon visage. Elles n'ont pas changé et sont encore bel et bien douces et petites. Pourtant, il m'a semblé sentir de puissantes mains rugueuses.
Avec appréhension, j'approche une main sur mon ventre afin de percevoir à nouveau cette sensation. Rien. Nul doute, je suis en train de dérailler, mais alors sévèrement. Je termine ma douche rapidement et me prépare tout aussi vite, souhaitant fuir la salle de bains qui doit être hantée ou je ne sais quoi. Mais cette impression bizarre et pesante flottant dans cette pièce m'effraie.
Hantée… Bon sang, mais oui ! Ai-je été en proie à des fantômes ? C’est ce qui a pu m’arriver, la veille ? Il faut que je fasse des recherches concernant l’histoire de ces lieux pour en avoir le cœur net. Cela expliquerait un tas de choses.
En passant dans le couloir, je jette un œil sur mon fils dans la chambre à côté. Son petit visage, encore endormi et paisible, me rassure et m'apaise aussitôt. Je lui dépose un léger baiser sur le front et me retire en silence, le laissant dormir comme il se doit dans le calme et la sérénité que nous offre maintenant notre nouvelle vie, dans cet endroit, loin de la violence que nous avons connue.
Descendant les escaliers, l'odeur douce et sucrée de caramel au beurre salé me guide directement jusqu'à la cuisine où je retrouve Tante Bleuenn, en train de poser des galettes chaudes semblant être savoureuses à souhait, sur la petite table ronde en bois, au centre de la pièce.

— Juste à temps pour un bon petit-déjeuner ! m’accueille-t-elle le visage éclatant d'un sourire rempli d'amour et de bienveillance.
— Merci Tante Bleuenn. Ça m'a l'air succulent, dis-je, en lui déposant un petit bisou sur la joue, ce qui a le don de la faire stopper dans son élan et de me laisser le temps de voir combien mon geste la touche.

Je m'assieds sur l'une des quatre chaises tandis qu'elle en fait autant. Je nous verse une tisane, en même temps qu'elle me sert une assiette, dont le contenu donnerait l'eau à la bouche à n'importe qui. Je m'émerveille devant ce petit-déjeuner et en observant ma tante, je m'aperçois qu'elle en fait tout autant. L'image que nous nous renvoyons l'une à l'autre est identique ; des yeux pétillants de gourmandise.
Avec un sourire espiègle, nous engouffrons, avec délice, tous ses petits mets préparés avec amour.

— Te sens-tu bien ici ? m'interroge-t-elle, l'air de rien.

Je pose ma fourchette et l'observe un court instant. Je m'aperçois qu'elle semble réellement inquiète de mon ressenti.

— Bien sûr, Tante Bleuenn. Je suis heureuse d'être ici avec toi, lui réponds-je avec sincérité.
— Bien. Je suis ravie que vivre ici te plaise mon enfant, conclut-elle dans un franc sourire plein de soulagement à peine contenu.

Finalement, je garde pour moi les drôles de phénomènes qui m’ont touchée. Je passe toute la semaine à aider ma tante dans la confection de dentelles bretonnes traditionnelles. Je ne savais pas qu'elle continuait à en faire.
En effet, elle est à la tête d'une petite entreprise florissante, qui emploie cinq personnes à temps plein. Tante Bleuenn, une des plus grandes dentellières bretonnes, est souvent remerciée de si bien mettre en valeur un art populaire majeur qui est, pour les Bretons, plus qu'une passion, une vie.
Lorsque je l'interroge sur sa prétendue retraite, elle me dit simplement qu'elle n'est pas encore prête à se retirer, même si elle ne se rend plus comme avant au sein de son magasin, attenant à sa petite usine.
Je n'ai pas vu le temps passer cette semaine, si bien que je n'ai pas encore pu retourner vers ce lieu mystique qui tient mes pensées en otage depuis ma découverte. Tout comme je ne me suis lancée dans aucunes recherches concernant les lieux supposés hantés de la région.
Effectivement, après avoir fait découvrir à Rory quelques trésors que recèle la côte des légendes avec Tante Bleuenn et l'avoir inscrit dans sa nouvelle école, j'ai été bien occupée.
Tous les jours et toutes les nuits de cette semaine ont été identiques à mon premier jour d'arrivée en ces lieux, tant par ses côtés de plénitude et de calme que par ses côtés étranges.
Les événements bizarres ressentis dans mon sommeil, puis pendant les douches et lorsque je surprenais ma tante en pleine nuit n'ont fait que s’accroître jusqu'à réentendre une voix, par moment. Plus limpide qu’elle ne l’a jamais été. La même qui était présente dans mon esprit torturé dès que j’étais au summum de l’angoisse. Un seul nom soufflé ; le mien. Enfin, Jildaza et non Julia. Étonnamment, je me l’attribue automatiquement.
Je n'ai jamais été aussi effrayée et curieuse en même temps. Je ne comprends pas moi-même comment je peux avoir aussi peur et être en même temps autant attirée par ce phénomène paranormal.
Bien des livres anciens aux sujets des légendes ornent la majestueuse bibliothèque de ma tante, dans son bureau à la maison. Dès que j'ose en ouvrir un, je le referme aussitôt, me maugréant moi-même de tomber dans la folie. J’essaie de me persuader d'arrêter avec tout ça, afin de poursuivre ma vie tranquillement en feignant qu'il n'y a rien de dérangeant ici, en vain.
*
* *
Cette nuit, le sentiment qui m’envahit est tel, que des sueurs froides me font trembloter. Mais au réveil, je ne me souviens déjà plus de rien. Je découvre Tante Bleuenn penchée sur moi le regard préoccupé.

— Depuis combien de temps durent tes cauchemars nocturnes ? m’interroge-t-elle.
— Depuis mon arrivée, lui avoué-je dans un soupir.
— Je m'en doutais, dit-elle en s'asseyant.
— Comment ça ? Sais-tu ce qu'il m'arrive ?

Je m’adosse à la tête de lit en tirant le drap contre moi et acceptant le verre d’eau qu’elle me tend.

— Eh bien, disons que ta petite mine chaque matin m'a mis la puce à l'oreille. Peut-être est-ce dû à ce nouveau départ ? Cela t'a sans doute perturbée plus que tu ne le pensais, m’explique-t-elle.

Mais quelque chose me laisse penser qu'elle en sait plus que ce qu'elle dit, peut-être son regard tantôt fuyant tantôt loin de là. J’avale une gorgée et suis étonnée sous le goût léger qui envahit mon palais et mes papilles.

─ Hum, est-ce de la fleur d’oranger ? demandé-je en regardant le liquide dans le verre que je tiens entre mes mains.
─ Oui, ainsi qu’un mélange d’autres plantes, affirme-t-elle. Allez, souffle un bon coup et fais le vide dans tes pensées, ajoute-t-elle, en passant lentement sa paume de mon front à mon menton en récitant quelques brèves paroles.

Je l’observe faire avec étonnement.

— Qu'est-ce donc ?
— Une sorte de… pff, souffle-t-elle, en ne sachant pas comment me l'expliquer. D’incantation, finit-elle par dire.

J’écarquille les yeux de stupéfaction.

— Une incantation ? Rien que ça ?
— C'est censé t'aider à dormir.
— Eh bien ça produit l'effet contraire, dirait-on, en déduis-je dans un sourire et en reposant le verre désormais vide sur la table de chevet.
— Je vois ça, dit-elle, en fronçant davantage ses sourcils blanchis par la vieillesse.

Je m’allonge à nouveau sur le matelas en essayant de retenir, avec grand mal, le fou rire qui semble monter en moi. Tante Bleuenn s'en aperçoit et me donne un léger coup dans l'épaule en riant la première.

— Inutile de te moquer de la vieille chouette que je suis, jeune fille ! s’exclame-t-elle en simulant l'énervement, alors que je continue de rire.
— Désolée. Mais vraiment ? Une incantation ? Tu ne peux pas me sortir ça et penser que je vais rester stoïque. Et puis c'est quoi cette langue ?
— C'est une langue celtique brittonique. Du breton si tu préfères. Le Léonard pour être plus précise, car c'est celui qui est rattaché à cette partie de notre région. Plus bas, c'est le Cornouaillais, à côté le Trégorrois et le breton du Goëlo considéré comme inclus dans le Trégorrois, mais qui se différencie de ce dernier par la différence de prononciation de terminaison, etc. On trouve le Vannetais encore plus bas et le dernier est le breton de la Loire-Atlantique, que l'on recommence à découvrir, car les derniers locuteurs natifs sont décédés, termine-t-elle de m'apprendre, en reprenant son souffle.
— Eh bien… Je ne suis pas sûre d'avoir tout retenu, mais tu parles donc le Léonard, c'est ça ?
— C'est ça ! se réjouit-elle.
— Et... euh... tu cites des sortes d'incantations, donc.
— C'est ça, répète-t-elle, toujours aussi enjouée que je puisse m'intéresser à cette facette d'elle.
— Et en quoi consistent tes séances nocturnes dans le jardin ?
— Oh ! s'étonne-t-elle de surprise.

Je lui offre une petite grimace, mais je veux absolument savoir.

— Oui, je t'ai vue plusieurs fois lorsque je me réveillais et que je souhaitais prendre un peu l'air à ma fenêtre, lui avoué-je.
— Tu n'as pas à te justifier, ma fille. Disons que je… communie avec la nature. C'est plus simple de te l'expliquer comme cela, crois-moi. Raconte-moi plutôt ce qui semble t'effrayer toutes les nuits dans ton sommeil, dévie-t-elle la conversation.

Je ne suis pas dupe, je sais bien qu'elle m'interroge à nouveau afin d'éviter de la questionner à mon tour sur ses prétendues communions avec la nature. Il est évident qu'elle me cache quelque chose. C’est ce que je peux en déduire car elle ne semble pas le moins du monde gênée que j’ai pu la voir faire.
J'hésite un instant à me confier en lui détaillant tous les événements auxquels je fais face, depuis mon arrivée ; mais surtout l'événement inoubliable me hantant continuellement, celui où j'ai trouvé le passage entre deux mondes.
Sentant le combat que je mène en moi, à savoir : dire la totale vérité ou en cacher une partie, et donc la plus grande et inconcevable, Tante Bleuenn décide de mettre fin à mon indécision.

— Tu te trouves, ici même, plongée dans une des nombreuses parties de notre région qui est des plus mystérieuses. Ce n'est pas pour rien que l'on nomme cette partie-là du Finistère, la côte des légendes. Chaque Breton, qui plus est un ancien, comme moi, est croyant de toutes ces légendes celtiques qui bercent notre très chère Bretagne depuis toujours.

Je soupire en secouant la tête et portant une main à mon front.

— Tu me prendrais pour une folle, c'est certain, soufflé-je, en glissant ma paume sur mon visage aux traits fatigués.
— Tu es choyée depuis que tu as mis le pied en Bretagne et d'autant plus, depuis que tu as foulé cet endroit et plus précisément la côte.

J’hoquète en la regardant complètement hallucinée.

— Comment peux-tu le savoir et avoir l'air si sûre de toi lorsque tu me dis cela ? Ça semble tellement…
— Bizarre ?
— Oui ! m’exclamé-je en écartant les bras.
— Pourtant tu peux, à ce jour, affirmer qu'il se passe réellement des choses qui te sont étrangères. Choses qui t'arrivent à toi.
— Comment est-ce que tu…
— Parce que le message était assez clair lorsque tu es entrée pour la première fois dans ma maison. Ne te rappelles-tu pas la brise, remplie d'amour, qui est arrivée jusqu'à nous alors qu'aucun vent ne soufflait ce jour-là ? Tu l'as sentie, je le sais.

Oui, c’est vrai, mais pourquoi ne suis-je pas affolée de ce genre de phénomènes ?

— C'est pour ça que tu m'as dit que j'étais attendue ?
— Oui.
— Mais attendue de quoi ou de qui ?
— Que t'est-il arrivée lors de ta balade sur la côte ?

Je plante mes yeux dans les siens, convaincue de pouvoir lui livrer ce qu’il s’est produit.

— J'ai vécu quelque chose, Tante Bleuenn. Quelque chose d'anormal, lui confié-je en observant avec appréhension les recoins de ma chambre.

Le dire à voix haute m’effraie légèrement, car j’ai peur de voir apparaître sous mes yeux une chose hallucinante à laquelle je n’aurais toujours pas d’explications.

— Qu'est-ce qui ne l'est pas de nos jours ?! déclare-t-elle vivement en détournant mon attention des coins sombres.
— Oui, en effet. Mais c'était tellement réel et depuis je ne cesse d'être la cible de… Je ne sais même pas comment nommer de telles… manifestations !
— C'est le mot. Il se passe donc des manifestations. Comment t'arrivent-elles ?

Je passe le fait pouvant être hilarant de Tante Bleuenn prenant très à cœur son interrogatoire. J’ai l’impression qu’elle s’est transformée en psy étudiant le cerveau alambiqué d’un de ses patients.

— Je ne me rappelle de presque rien, une fois que je sors de mon sommeil. Mais il y a ce sentiment qui prédomine et il s'agit de la douleur. La douleur d'une personne plus précisément. Et ce que j'en sais, c'est que j’en suis la cause et je n'arrive pas à comprendre pourquoi et comment.
— Vois-tu le visage de cette personne et t'en rappelles-tu au moins lors de ton réveil ?
— Oui.
— L'as-tu déjà vu réellement ?
— Oui, avoué-je dans un souffle tremblotant.

Elle se penche vers moi et me demande :
— Quand ?
— Lors de ma promenade sur la côte.

Voyant que je tais le principal, elle s'impatiente et me lance un regard qui ne veut rien dire d'autre que : « accouche ! »

— J'ai… trouvé un passage.
— Et ?
— Oh, Tante Bleuenn ! C'est complètement fou ! m'exclamé-je, en dégageant mes couvertures et sortant du lit.

Je me mets à faire les cent pas devant sa mine curieuse et impatiente.

— Arrête donc de t'agiter et explique-moi ce qu'il s'est réellement passé, bon Dieu !
— Tu blasphèmes maintenant ?
— À cause de toi. Tu devrais avoir honte de me faire dire de telles choses, me sermonne-t-elle en se retenant de rire.
— Ben tiens ! fais-je dans un sourire en m'asseyant à ses côtés avant de soupirer fortement.
— Parle, mon enfant, me souffle-t-elle simplement en prenant mes mains entre les siennes.

Je me positionne en tailleur en lui faisant face et commence le récit de ma découverte et surtout de Kenan en n’omettant pas ce qui s’est toujours manifesté en moi au quotidien. Si quelqu’un est susceptible de me croire, c’est peut-être elle, vu son quotidien empli de fantaisies.

Aziar #Lui et l'autre monde (Terminé "Nouvelle version")Où les histoires vivent. Découvrez maintenant