16. Avigaël

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Je ne peux pas le laisser filer. Pas maintenant. Pas tant que je ne l'aurai pas convaincu de rentrer chez lui. Si je le laisse partir, je risque de ne jamais le revoir. Il a disparu sans laisser d'adresse il y a huit mois, et il est hors de question que ça se reproduise. Surtout maintenant que tout est clair, qu'il n'y a plus de mensonges entre nous.
– Tu n'as pas le choix, lui dis-je en tapant du pied.
Il secoue la tête.
– Ne me mets pas en rogne davantage, Avi'.
Il s'engage sur le trottoir qui mène à la sortie du campus. Je le suis. S'il se mettait à courir, je n'arriverais pas à le suivre.
– Je ne cherchais pas à te mettre en colère, lui dis-je en calant mon pas sur le sien.
– Juste à foutre ma vie en l'air ?
– Moi ? Je n'ai pas fichu ta vie en l'air, Louis. Tu as fait ça tout seul.
– Rends-moi un service. Si tu tiens absolument à m'accompagner, épargne mes tympans.
– Ce que tu peux être grincheux !
– Eh ouais. Il s'arrête, se tourne vers moi.
– Tu sais ce que tu m'as fait aujourd'hui ? Tu m'as forcé à révéler des informations que j'avais promis d'emporter dans la tombe. Je me sens comme une merde.
– Moi aussi, si ça peut te rassurer. Je n'ai pas envie d'être en colère, ni triste, Louis.
– Si tu veux me rendre heureux, retourne au dortoir.
Là, il s'attend vraiment à ce que je fasse demi-tour. Mais non. Je ne peux pas. Durant les dix minutes suivantes, nous avançons en silence. Il marche suffisamment lentement pour que je puisse le suivre.
– C'est quoi, ton plan ? je lui demande une fois qu'on a atteint le centre-ville. Tous les magasins sont fermés à cette heure. Les rues sont plongées dans l'obscurité, à l'exception d'un réverbère ici et là.
– J'espère que tu en as un.
– Pas le moindre.
Il a l'air abattu.
– On est ensemble au moins, dis-je, dans le vague espoir de lui remonter le moral.
– Alors laisse-moi porter ton sac à dos.
Nos pas sur le trottoir résonnent dans la nuit. Nous traversons un quartier résidentiel à la périphérie de la ville. Tous les quarts d'heure environ, quand Louis repère un banc ou un gros caillou, il m'ordonne de m'asseoir pour reposer ma jambe.
– On devrait faire halte ici, dit-il alors que nous approchons d'une aire de jeux.
Au milieu trône un gros château en bois avec des barres, des ponts branlants, des balançoires dans tous les sens. Je hoche la tête. Louis m'entraîne vers le château. On doit s'accroupir pour franchir la petite entrée. Ce n'est pas facile, mais il me soutient quand je me glisse à l'intérieur de l'espace exigu conçu pour des tout-petits. Il s'assied dans un coin sur des copeaux de bois. Il sort une veste de son sac et l'étale par terre à côté de lui.
– Assieds-toi près de moi. Tu n'auras qu'à te servir de ma jambe en guise d'oreiller.
Je suis contente qu'on se soit arrêtés. Je ne sais pas du tout quelle heure il est, mais le soleil n'est pas encore levé et je suis à bout de forces. J'aperçois un tube en plastique bleu qui émerge de son sac.
– Qu'est-ce que c'est ? je demande en tendant la main.
Il le sort et appuie sur un bouton. Le plastique s'illumine.
– Mon sabre laser.
– Je me souviens quand tu nous pourchassais Lottie et moi dans la maison en brandissant ce truc.
– C'était la belle époque.
Louis agite son sabre, éclairant l'intérieur de notre refuge. Je le lui prends des mains.
– Tu crois que je ferais une bonne guerrière ?
– Non. Tu suis l'ennemi de trop près.
– Tu n'es pas l'ennemi, je réplique en abattant le sabre, prête à lui frapper la jambe.
Il l'attrape avant. Nos regards se croisent. La clarté bleue intense illumine nos deux visages.
– Je suis l'ennemi, Avi'. C'est juste que tu ne t'en es pas encore rendu compte.
– Tu te trompes.
Dès qu'il a éteint le sabre et l'a rangé dans son sac, je me penche vers lui et m'installe dans la position la plus confortable possible.
– Ce serait vraiment cool si on était dans un vrai château, tu ne trouves pas ?
– Seulement si j'étais le roi. Il lève les yeux vers le ciel.
– Et je préférerais qu'il y ait un toit.
– On peut faire semblant, non ?
– On peut.
C'est agréable de faire semblant, surtout quand ça vous fait oublier les problèmes.
– Ça t'arrive de penser à Mme Reynolds ? ajoute Louis. Elle était tellement drôle.
Ses lèvres se relèvent à ce souvenir.
– J'ai adoré la tête que tu as faite quand elle t'a obligée à mettre cette drôle de robe pour faire du jardinage.
– Ce truc hawaïen ?
– Horrible.
– Tu l'as dit. Je pense à elle tous les jours. Sans elle...
– Sans elle, tu ne serais probablement pas là, allongée sur des copeaux de bois avec un ancien détenu qui fuit la loi, mais dans un lit confortable au dortoir.
– Je préfère être ici avec toi.
Il secoue la tête.
– Tu es folle, tu sais ça ?
– Ouaip. Il m'enlace.
– Dors. Tu es fatiguée.
– Et toi ?
– Des tas de choses se bousculent dans ma tête. Je n'arriverai pas à dormir ce soir. Mais toi, tu devrais.
Je me blottis sur ses genoux, et j'essaie d'oublier pourquoi et comment nous nous sommes retrouvés dans cette situation. Je n'arrête pas de me répéter que ça va s'arranger. On trouvera le moyen de s'en sortir. Je me débrouillerai pour que Louis rejoigne sa famille à Paradise. Je ne sais pas trop comment je vais m'y prendre, mais j'y arriverai. Il le faut.
– Tu m'en veux toujours ? je murmure contre sa cuisse.
– Absolument.
– Qu'est-ce que je peux faire pour que ça passe ?
– Reste loin de moi, Avi'.
– Est-ce vraiment ce que tu souhaites ?
– Ne m'oblige pas à te répondre, lâche-t-il avec un gloussement cynique.
– Pourquoi pas ?
– Je dois te dire un truc. Il fronce les sourcils.
– Quoi ?
– Ça n'a jamais été une erreur de sortir avec toi. Ça m'a évité de perdre la tête quand j'étais à la maison. Grâce à Mme Reynolds et toi, Paradise a été supportable.
Je caresse son menton mal rasé du bout des doigts.
– Merci, Louis. J'avais besoin de l'entendre. Je sais que je ne suis pas la fille idéale, et que je ne serai jamais normale...
– Ne dis pas ça, Avi', d'accord ?
– Mais...
– Il n'y a pas de mais... Tu es ici avec moi. Je ne mérite certainement pas que tu passes du temps en ma compagnie, et encore moins que tu me soutiennes. Je t'ai menti, je t'ai trompée, je t'ai quittée. Je ne comprends vraiment pas ce que tu fais là.
– Tu sais très bien pourquoi je suis là. Je crois en toi.
– Ah ouais, eh bien, tu es la seule.
Sans ajouter un mot, il m'enlace et me serre contre lui.
– Je suis désolé de t'avoir menti, chuchote-t-il.
– Je sais.
En sécurité dans ses bras, je me détends et sens le sommeil me gagner. Il écarte des mèches de mon visage. La dernière chose que je me rappelle, c'est le bout de ses doigts traçant des petites formes au hasard sur mon bras, ma jambe, mon dos. Ça fait tellement de bien que je me laisse aller à m'endormir. Il n'a pas changé. Il est toujours le garçon dont je suis tombée amoureuse à Paradise. Je t'aime.Mes lèvres forment les syllabes, mais aucun son ne sort. Mes paupières se ferment tandis que Louis continue à me caresser les cheveux.
Quand je me réveille le matin, je le trouve en train de me regarder.
– Bonjour, dis-je en m'étirant.
Ma jambe proteste après la nuit passée sur des copeaux rugueux, mais j'essaie de dissimuler ma douleur.
– Tu as un plan, maintenant ?
– Ouais, j'en ai un, me répond-il. Et ça ne va pas te plaire.

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