19. Louis

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– Je ne peux pas faire ça, je répète. Bon sang !
Damon me tape dans le dos comme si on était des potes, l'air de dire qu'il s'engage à me protéger quoi qu'il arrive.
– Bien sûr que si. Fais-moi confiance.
Lui faire confiance ? À quand remonte la dernière fois où je me suis fié à quelqu'un sans me faire baiser ?
– Si vous le dites.
– Écoute, tu es plus fort que tu ne le penses, Louis. Ces gamins sont en quête de modèles. J'essuie la sueur sur mon front.
– Soyons clairs, Damon. Je ne suis pas un modèle et je n'ai aucune envie d'en être un.
Que vais-je leur dire à ces mecs, que j'ai fait de la prison pour un délit que je n'ai pas commis ?
– C'est à toi d'en décider.
Je regarde le bâtiment en brique où j'ai vécu près d'un an. Je devais me lever à six heures et demie du matin et me doucher devant tout le monde. Manger ce qu'on m'ordonnait de manger. Quand j'avais besoin d'aller aux toilettes pendant les cours qu'on nous dispensait, on m'escortait aux chiottes. Pathétique.
Une fois de plus, il semble que je n'ai pas le choix. Je suis Yates et les gars du programme en direction du secteur des garçons, en jetant un coup d'œil par-dessus mon épaule au groupe de filles guidées par Mlle Bushnell. Avigaël traîne la patte. Elle ne va pas tarder à découvrir la réalité de ce que j'ai vécu pendant douze mois. Je donnerais cher pour l'empêcher d'entrer là-dedans.
À l'époque où j'étais à l'E.P., garçons et filles ne se voyaient jamais. On avait quelques heures de cours chaque jour, on se farcissait une séance de thérapie de groupe, puis on nous assignait des corvées. Promenade d'une heure, trois repas par jour. Le reste du temps, on glandait dans nos cellules. On nous encourageait à lire ou à étudier pour passer le temps, mais la plupart des mecs avaient horreur de la lecture, ou bien étaient incapables de déchiffrer deux lignes.

Dans la salle d'attente du centre d'accueil, j'ai les mains qui tremblent un peu. Je les fourre dans mes poches et je passe en revue les gardes de la sécurité, les caméras de surveillance, les portes verrouillées. Mon regard s'oriente vers les cellules d'attente, où on vous enferme avant de vous enregistrer. Une foule de mauvais souvenirs m'assaillent.
Après l'enregistrement, ils m'avaient confisqué mes habits et tous mes effets personnels, gardés sous clé jusqu'à ma libération. Ensuite j'avais eu droit à la fouille. Laissez-moi vous dire que le garde chargé de cette tâche s'assure que vous ne cachez pas d'article de contrebande dans le moindre recoin de votre corps.
Yates nous tend une poubelle en plastique transparent.
– Videz vos poches. Complètement. Stylos, crayons, argent, portefeuilles, papiers. Tout.

Nous nous exécutons, puis on nous escorte à travers une succession de portes verrouillées et de couloirs. On se retrouve finalement dans le parloir, où les détenus retrouvent leurs parents et amis le jour des visites.
– Vous vous entretiendrez avec un résident chacun votre tour, nous explique Yates. De cette façon, vous pourrez vous relayer et discuter avec eux en privé. Pas de grossièretés ni de jurons. Et interdiction de toucher les détenus.
Damon, Niall et moi nous tournons comme un seul homme vers Lenny, qui pose une main sur sa poitrine.
– Vous me trouvez grossier, moi ?

Il plaisante là ou quoi ? Il me demande de lui tirer sur le doigt pour qu'il puisse lâcher un pet, il laisse traîner ses poils sur le siège des toilettes. Si ce n'est pas de la grossièreté, ça...
Je lève les yeux au ciel.
– Pas de commentaire, dit Niall en pouffant de rire.
Damon fixe Lenny d'un œil perçant.
– Arrange-toi pour avoir une conduite décente, Lenny, ou tu seras de corvée de nettoyage des chiottes pour le restant du séjour.
– Oui, m'sieur, réplique Lenny d'un ton moqueur en se mettant au garde-à-vous.
Damon secoue la tête. Il compte probablement les jours jusqu'à la fin du programme, quand il
pourra tous nous réexpédier.
Assis au bord d'une table, Yates me désigne.
– Louis peut témoigner qu'une partie de nos résidents proviennent de foyers désunis et/ou de
gangs, et n'ont pas le discernement nécessaire pour faire les bons choix. La plupart vous feront confiance dans la mesure où, comme eux, vous êtes passés par des périodes difficiles. Ils considèrent les épreuves comme une marque d'honneur.
Les épreuves que j'ai traversées étaient une saloperie. Pas une marque d'honneur. Et ne vous y trompez pas, les types qui vivent à l'E.P. sont loin d'être des résidents. À entendre Yates, on croirait qu'ils paient un loyer. C'est une putain de plaisanterie. Ils sont enfermés comme des bêtes, oui !
On nous désigne une table à chacun. Un silence de mort règne dans la salle quand un premier groupe de détenus nous rejoint. Ils entrent, les mains derrière le dos, comme l'exigent les gardiens. Le visage fermé. L'uniforme en polyester bleu foncé me rappelle le premier jour de ma détention. Un rappel constant que votre vie ne vous appartient plus. Tant qu'on est derrière les barreaux, elle est la propriété du département de la Justice pour mineurs de l'État de l'Illinois et de l'administration pénitentiaire.
Ils ont tous la boule à zéro ou rasée de près – une obligation pour les nouveaux arrivants. Quand le dernier pénètre dans la salle, j'ai l'impression qu'un fantôme vient de surgir devant moi.
C'est Julio, mon ancien compagnon de cellule. Il porte une combinaison orange au lieu de la tenue bleue habituelle – ce qui signifie qu'il est soumis à des restrictions sévères pour cause de mauvais comportement.
Je n'ai eu aucune nouvelle de lui depuis que je suis sorti d'ici. C'était une vraie teigne quand on a commencé à cohabiter, mais à partir du moment où il a compris qu'il ne me faisait pas peur, et après m'avoir vu dans la cour tenir tête à Dino Alvarez, membre d'un gang, on est devenus potes.
Il s'assied devant moi. Ses tatouages dépassent de sa combinaison sur son cou.
– Ça fait un bail, amigo.
– Comment vas-tu ?
– Je glande à l'E.P. Je sors dans deux semaines, peut-être même avant, me répond-il avec un sourire en coin. Youpi ! Faut juste que j'évite les embrouilles.
Pas facile pour un mec comme Julio.
C'est lui qui m'avait mis en rapport avec son cousin Rio, chez qui j'ai vécu jusqu'au jour où...
– Rio s'est fait pincer.
Julio secoue la tête.
– Je suis au parfum. C'est con. Il n'est pas près de ressortir, vu que c'est un récidiviste. Du coup, je suis dans la merde. Je pensais m'installer chez lui à ma sortie. Ma mère est repartie au Mexique avec son jules.
– Moi aussi je me suis fait pincer. C'est pour ça que je fais partie de ce programme. C'était ça, ou je retournais en taule.
Julio s'adosse à sa chaise, le temps de digérer l'information.
– Qu'est-ce que tu vas faire après ?
Je hausse les épaules.
– Je n'en sais rien.
Damon s'approche de nous.
– Alors, on se retrouve, les gars !
– Julio était mon compagnon de cellule, je lui explique. Julio, je te présente Damon. C'était mon
chargé de réinsertion.
Julio esquisse un hochement de tête et se mure aussitôt dans le silence. Il est hors de question qu'il se montre aimable ou taille une bavette avec un type qui travaille pour le département de la Justice. Il est membre d'un gang, il a des « relations » à l'intérieur comme à l'extérieur de cette enceinte et ne fait confiance à personne en dehors de son cercle. Je m'étonne qu'il se fie encore à moi. Cela dit, on a passé près d'un an à dormir, manger et faire nos besoins dans une cellule minuscule.
Damon se dirige vers Niall, en train de causer avec un gosse qui est l'image même du petit nouveau. Il est mort de trouille, mais donne le change.
Un gardien fait le pied de grue près de la porte en métal, une matraque électronique sur une hanche, un pistolet sur l'autre. Je remarque qu'un de ses collègues ne quitte pas Julio des yeux. Ce n'est pas un centre de détention pour délinquants comme les autres. Cette prison renferme de grands criminels qui se trouvent être encore mineurs. Yates s'est posté à l'autre bout de la salle, les bras croisés sur la poitrine, le regard rivé sur nous. Ils nous surveillent comme des rapaces, comme à l'époque où j'étais coffré ici.
– Yates s'imagine que ce trou à rats est le Club Med, mais c'est l'horreur, chuchote Julio. Hé ! je viendrai peut-être te rendre visite à Paradise. J'ai toujours eu envie de savoir comment vivent les gens de la cambrousse. Paraît que les filles de là-bas sont faciles.
– Certaines, dis-je en songeant à mon ex, Danielle. Pas toutes.
Mes pensées se tournent vers Avigaël. Elle doit baliser face à ces dures à cuir qui mangent des gamines innocentes comme elle au petit déjeuner.
Yates nous jette un regard noir en passant devant notre table.
Qu'est-ce qu'il s'imagine ? Que je vais refiler de la dope ou une pelle en douce à Julio pour qu'il puisse se tirer de là ?

Je me racle la gorge en me penchant vers Julio.
– Bon, je suis censé te raconter comment mon imprudence au volant a bousillé ma vie et fait souffrir les autres. Ça fait partie du programme.
Il lève les yeux au ciel en ricanant.
– OK. Fais-toi plez.
– L'imprudence au volant a bousillé ma vie et fait souffrir les autres, je débite, comme si je lisais une fiche.
Julio sourit. Je suis en train de tourner cette visite en dérision. Il a compris. En vérité, ça n'a
rien d'une plaisanterie. Je retrouve mon sérieux tout à coup.
Je prends une grande inspiration avant d'articuler :
– Je ne t'ai pas vraiment raconté ce qui s'était passé le soir de mon arrestation, je crois bien.
– Tu ne m'en as jamais beaucoup parlé.
– C'est parce que je n'avais rien fait.
Je hausse les épaules en le regardant dans les yeux.
– J'ai plaidé coupable, mais je n'y étais pour rien en réalité.
Julio glousse.
– Tu me racontes des conneries, hein ?
Il parle si bas que personne ne peut l'entendre jurer. Yates ne prend pas les gros mots à la
légère, pas dans son établissement. Dieu merci, Miller le maton n'est pas là, ou Julio écoperait sûrement d'une punition. Miller ne rigole pas avec le règlement et estime que tout le monde doit en faire autant. Dans le cas contraire, il faut s'attendre à des corvées supplémentaires, à se coucher de très bonne heure, voire à une mise en quarantaine.
Je secoue la tête.
– Non.
– Pourquoi t'as plaidé coupable ? Tu voulais protéger quelqu'un ?
– Un truc comme ça.
– Wouah ! Je ne peux pas dire que je ferais pareil. Il me jette un regard en coin. Sauf pour la famille. Je serais prêt à mourir pour ma famille.
– Moi aussi, dis-je en hochant lentement la tête.
Julio m'imite. Il m'a parfaitement compris. On n'est peut-être pas du même milieu, mais on est
taillés dans le même bois. Il ne sait rien, juste que je me suis sacrifié à la place d'un membre de ma famille.
– Tu regrettes ?
Je prends le temps de réfléchir à ce que ma vie aurait été si je ne m'étais pas fait arrêter.
– Ouais, je regrette. Le plus nul, c'est que je ne peux pas affirmer que je le referais.
– La loyauté, l'honneur, toute cette merde, ça nique la tête, hein ?
– Ouais.
Je fais la grimace. Des images d'Avigaël planent dans mon esprit. Je ne veux pas penser à elle
maintenant.
– Les filles aussi perturbent, grave.
Julio lève un sourcil enthousiaste.
– Mon pote Louis s'est trouvé une gonz. Bravo, mon gars. Qui est-ce ? Aux dernières nouvelles,
ta miteuse petite amie et toi aviez rompu parce qu'elle se tapait ton meilleur ami.

– Il vous reste une minute, les gars, beugle Yates. Concluez.
– Je n'ai pas de copine, dis-je en gloussant à cette pensée. D'ailleurs, la seule fille qui m'intéresserait ne peut pas me voir en peinture. J'aligne les bourdes quand je suis avec elle. Elle me fout en rogne la plupart du temps.
– Ça me semble le couple idéal, si tu veux mon avis.
Julio se penche sur la table.
– Écoute les conseils d'un mec qui n'a pas vu une fille de moins de vingt ans depuis un an. Le seul membre du sexe féminin avec qui j'ai causé récemment est une employée de la cafét, et elle est tellement moche que je ne suis même pas sûr que ce soit une meuf. On ne vit qu'une fois. Profite de ce que tu as tant que tu l'as.
– Toi aussi.
– Je te reçois cinq sur cinq. Plus de regrets, d'accord ? Vis chaque journée comme si c'était la dernière. Comprende ?
Yates ordonne aux détenus de se mettre en rang devant la porte.
J'esquisse un sourire. Julio a raison. J'ai vécu tous les jours rongé par les regrets, alors que ça aurait dû être exactement l'inverse.
– Oui, je comprends.
– On se reverra dehors, Louus. Il brandit deux doigts en V. Paix à toi.
Puis quitte la pièce en traînant les pieds.
Je suis prêt à vivre ma vie sans regrets. Je dois juste élaborer une stratégie pour que ça
fonctionne.

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