Je suis assise en face d'une fille aux cheveux teints en blond avec des racines foncées. Elle porte un survêt et un tee-shirt bleus comme ses codétenues.
Mlle Bushnell m'a envoyée à sa table. La fille me regarde d'un sale œil. Elle n'a aucune envie que je sois là, c'est clair.
– Je m'appelle Avigaël.
– OK, Avigaël, c'est quoi ton histoire ? demande-t-elle d'un ton agacé, totalement indifférente.
Je lui raconte que j'ai été renversée par un chauffard et que j'ai passé un an entre l'hôpital et le centre de rééducation.
Elle commence à battre des paupières. Je me demande si elle ne va pas s'endormir. Quand je lui explique que je ne me sentais plus à ma place quand je suis retournée au lycée en terminale, elle lance :
– Ça veut dire que je suis censée m'apitoyer sur ton sort, c'est ça ? Écoute, ma petite, j'ai des problèmes plus graves qu'une jambe niquée. Mon père est alcoolique, ma mère a fichu le camp il y a cinq ans. Je ne vais pas pleurer parce que tu boites, alors autant économiser ta salive et garder tes salades pour quelqu'un que ça intéresse.
J'ai à peine dormi la nuit dernière. Louis ne me parle plus. Je suis de mauvais poil, j'ai les nerfs à vif. Si cette fille ne veut pas de ma sympathie, tant pis pour elle. Rien ne m'oblige à rester assise là.
– C'est toi qui vas m'écouter, dis-je en me penchant sur la table pour avoir toute son attention. Ce n'est pas parce que tu as une vie de famille compliquée que tu as le droit d'être grossière avec moi.
– Évidemment que si, riposte-t-elle. Je parie que tes parents sont pleins aux as...
– Ma mère est serveuse dans un restaurant.
– Au moins, ton père ne se saoule pas...
– Je ne peux pas le savoir. Il a quitté ma mère. Ça fait des années que je ne l'ai pas vu. Oh, j'ai oublié de préciser que je suis tombée amoureuse du mec qui s'est retrouvé en taule pour m'avoir renversée. Je n'étais même pas censée lui parler. Il se trouve qu'il fait partie de notre programme. Je suis supposée faire comme si on était juste copains, et j'ai peur de le perdre, si c'est pas déjà fait... Rien de tout ça ne se serait passé sans une imprudence au volant. Alors quand tu sortiras d'ici, s'il te plaît, fais gaffe ou tu risques de te retrouver handicapée à vie, sans petit ami et une paria à l'école.
Au lieu de s'assoupir ou de me prendre de haut, elle me dévisage maintenant, les yeux écarquillés.
– Bon, dit-elle, tu as été parfaitement claire. J'ai compris.
– Merci, dis-je, et je suis sincère.
– Ça te fait du mal quand les gens te matent parce que tu traînes la patte ?
À ma sortie de l'hôpital, je n'avais même pas envie de me lever de mon fauteuil roulant, sachant que j'attirerais encore plus l'attention avec ma démarche ridicule. Je détestais ces regards fixés sur moi.
– Je ne supporte pas qu'on me mate, mais j'essaie de ne pas y faire attention. Ça me donne l'impression d'être la principale attraction d'un spectacle de monstres.
Je baisse les yeux, et je dis ce que j'ai horreur d'exprimer à haute voix.
– Il ne se passe pas un jour sans que je regrette que cet accident ait eu lieu. Je voudrais être normale. J'y pense tous les jours.
– Il ne se passe pas une journée sans que je regrette ce que j'ai fait pour me retrouver ici, me répond-elle.
– Ça t'embête si je te pose des questions à ce sujet ?
– Disons que j'ai fait vraiment du mal à quelqu'un, marmonne-t-elle avant de fixer un point sur le mur.
Elle n'a peut-être pas envie de voir ma réaction. Je regarde la gardienne qui bloque la porte, puis Mlle Bushnell à l'autre bout de la pièce. Elles surveillent les détenues. Je me demande s'il se passe un seul instant sans qu'elles soient observées, évaluées.
Je pense à Louis, qui m'a raconté qu'il détestait être épié chaque seconde de la journée. Comment supporte-t-il d'être de retour dans cet établissement ?
– Ça doit être horrible de vivre ici, je marmonne.
La fille hausse les épaules.
– Ce n'est pas si terrible. Je préfère ça qu'être chez moi. Le problème, c'est que ça me rappelle constamment ce que j'ai fait. J'ai blessé une fille. Les souvenirs de ce soir-là me font cauchemarder toutes les nuits. J'ai eu l'idée de lui écrire une lettre, mais elle la jetterait sûrement sans la lire.
– Tu pourrais essayer. Tu te sentirais mieux de l'avoir fait.
– Je ne crois pas.
– Réfléchis-y.
– Il vous reste une minute, mesdemoiselles ! annonce Mlle Bushnell d'une voix forte. Faites vos adieux et mettez-vous en rang devant la porte.
– Bon ben, j'étais contente de te connaître, me dit la fille. Ce sont les filles qui n'ont jamais de visiteurs qu'on vous a envoyées. C'est très dur le jour des visites, quand on t'annonce que personne n'est venu te voir. Alors euh... c'était sympa de venir.
Elle se racle la gorge.
– Je m'appelle Vanessa. Mes amis chez moi m'appellent V, quoique pour être honnête, il ne m'en reste plus beaucoup.
Je lève la main.
Mlle Bushnell s'approche de notre table.
– Y a-t-il un problème ? me demande-t-elle.
Je m'empresse de lui répondre que non.
– Je voulais juste savoir si je pourrais avoir l'adresse de Vanessa... Pour qu'on puisse correspondre.
Les traits sévères de la gardienne s'adoucissent.
– Pas de problème. Je te la donnerai avant que vous quittiez l'établissement.
– Tu n'étais pas obligée de faire ça, me glisse Vanessa dès que Mlle Bushnell est partie.
– Je sais.
Elle me sourit.
Son premier sourire depuis qu'elle est entrée dans la pièce.
– Tu es cool, Avigaël. Et si jamais tu m'écris, je promets de te répondre. Mais ne t'attends pas à une lettre stylée.
– Entendu.
– Et tu sais quoi ? Je ne te considère pas du tout comme un monstre. Tu es même l'une des filles les plus sympas que j'aie rencontrées. Je souris à mon tour.
– Je suis un peu cucul sur les bords, je sais bien, dis-je.
– Certainement pas. Elle pointe son doigt sur moi. Tu es super cool. Ne l'oublie jamais.
Super cool.
Moi ?
– C'est bien la première fois qu'on me dit ça.
– C'est parce que tu ne te la joues pas. Si tu te trouves cool en te comportant comme une merde, tout le monde se met à te traiter comme si tu étais géniale. Tu comprends ce que je veux dire ?
– Je crois.
– Ne gaspille pas une seconde de ton temps à t'imaginer que t'es cucul ou quoi que ce soit. Sinon, autant te faire enfermer ici tout de suite.
Vanessa rejoint les autres filles à la queue leu leu devant la porte en métal verrouillée, les mains derrière le dos. Certaines ont l'air très jeunes... Presque des collégiennes. La surveillante les emmène. Avant de sortir de la pièce, Vanessa se retourne et m'adresse un petit hochement de tête en guise d'adieu.
Selon elle, ma jambe qui traîne, mes cicatrices n'ont pas d'importance. Je suis une fille cool. Il faut juste que j'y croie.
Nous sommes tous silencieux en quittant l'E.P. Je me dirige vers le fond du bus, où Louis s'assied généralement, mais quand il me voit, il se glisse devant, près d'Ariana. Je me retrouve coincée derrière, avec Lenny.
De retour au Dixon Hall, Damon nous annonce qu'on a droit à deux jours de congé pour se reposer et se distraire. Niall suggère que nous allions au lac d'Independence Grove demain louer des canoës et pêcher. Louis semble très distant depuis qu'on a quitté le centre de détention. Je me demande comment ça s'est passé pour lui à l'E.P. Je ne suis pas près de le savoir, vu qu'il passe le reste de la journée seul dans sa chambre.
À l'heure du dîner, Damon l'appelle depuis le salon.
– Je prendrai un truc dans le frigo plus tard, répond-il.
Alors que nous nous apprêtons à regarder un film, je glisse un coup d'œil dans la chambre et je le vois allongé sur son lit, en train de fixer le plafond.
– On va regarder un film, Louis.
– Sans moi.
– Ça va ? je demande d'un ton hésitant. Tu veux qu'on parle ?
Il émet un petit rire et secoue la tête.
– Tu as l'intention de m'en vouloir longtemps comme ça ?
Il ne répond pas.Le lendemain matin, pendant qu'on se badigeonne tous de crème solaire, Louis est le dernier à se pointer. Il enfile un bermuda, un débardeur, s'enfonce une casquette de base-ball sur le crâne. Ses tatouages me font l'effet de flammes noires qui lui lèchent la peau. Ça lui donne un air dur, invulnérable, ce qui était sûrement son objectif.
En arrivant dans le parc, Damon achète des asticots, loue des cannes à pêche et trois canoës. Après quoi, il nous informe qu'il nous plante là, mais qu'il sera de retour avant midi avec le déjeuner.
– Hé ! Ariana, lance Lenny en la regardant étendre une serviette sur le sable. Tu sais qu'on voit la forme de tes mamelons à travers ton maillot ?
– Tu es un vrai porc, riposte-t-elle en le repoussant.
Il lève les deux mains.
– Qu'est-ce qu'il y a ? Je m'apprêtais à te dire que tu avais de beaux nibards. Oh là là. Tu dois apprendre à accepter les compliments.
On le dévisage tous comme s'il avait perdu la tête.
Ariana croise les bras sur sa poitrine en fixant ostensiblement le slip de bain de Lenny.
– Tu sais qu'on n'arrive pas à discerner la forme de ta bite sous ton maillot ?
Elle rejette ses cheveux en arrière et ajoute :
– Au cas où tu n'aurais pas compris, Lenny, ce n'était pas un compliment.
Brusquement, Lenny se rue sur elle et la soulève dans les airs.
Puis il fonce vers le lac.
Ariana pousse des hurlements en se débattant comme une diablesse.
– Tu n'as pas intérêt à me flanquer à l'eau, braille-t-elle en se cramponnant désespérément à son cou.
– Oh que si, ma belle, tu es bonne pour un bain, répond Lenny, ignorant les vociférations et les coups de pied de la fille avec qui il est à couteaux tirés depuis le début du voyage.
Je me tourne vers Louis qui observe la scène. Il me regarde, et une expression mauvaise passe sur son visage. Il hoche la tête d'un air appréciateur, comme si Lenny était en train d'infliger le châtiment le plus judicieux qui soit à une fille qui l'a foutu en rogne.
– Ne me dis pas que tu songes à me balancer dans le lac moi aussi, dis-je.
– Et comment !
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Retour à Paradise
FanfictionDepuis que Louis a quitté Paradise, huit mois ont passé. Avigaël a mûri; elle pense avoir tourné la page de leur histoire d'amour et a repris sa vie en mains. Mais quand le jeune homme réapparaît lors d'un camp d'été, soudain ses certitudes vacillen...