4. Les Paladins Noirs

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Depuis le haut de ses créneaux, Témeriel de Rocacier avait assisté à l'arrivée des Paladins Noirs depuis leur apparition à l'horizon jusqu'à leur entrée dans son castel.
Contrairement aux troupes qui, comme Témériel, arboraient les couleurs de Varlok, Dragon de la Guerre, les Paladins Noirs portaient celles de sa cadette Ovilath, Dragonne de la Mort. Ils avaient suivi l'entraînement le plus dur qui soit à la cité d'Ovilath. Ainsi, les Paladins Noirs constituaient les troupes d'élite des forces draconiques, aussi bien sur le plan tactique que sur le maniement de tous les types d'armes. Ils étaient, de ce fait, les meilleurs combattants qu'aient jamais vu ces terres.

Cependant, quelque chose tiraillait Témeriel. Car là où les adeptes des préceptes de Varlok posaient comme point d'honneur la bravoure et la gloire du combat, rien n'importait d'autre aux suiveurs d'Ovilath que la victoire, même la plus basse de toutes. Et cela, il ne pouvait aucunement le tolérer au sein de ses rangs. D'autant plus alors que le seigneur-dragon Varlok lui-même assisterait au combat pour juger en personne le Commandeur de Rocacier.

Quelques coups maladroits toqués à sa porte tirèrent Témeriel hors de ses rêveries. C'était Ganûk, son gobelin laquais, les yeux rivés sur le sol pour éviter tout contact oculaire avec le regard dur comme le roc et froid comme l'acier de son seigneur.
« Maître, l'Paladins Noirs et sa drac'nique seigneurie Varlok s't'arrivés, et v's'attendent à la grand-cour.

— Soit. Ne prenez pas la peine de m'annoncer à eux, le plus vite sera le mieux.

— Très... très bien, maître. »
Témeriel descendit pensivement jusqu'à la cour, où attendaient la douzaine de paladins d'élite ainsi que le Dragon Varlok. Bien qu'il fût l'un de ses Commandeurs, jamais Témeriel n'avait eu l'honneur de voir le Dragon autrement qu'en peintures. Il ne fut pas déçu.

Varlok, Second des Cinq, était bien plus grand que n'importe lequel des cauchemars que l'on pouvait faire de lui. Assis, il dépassait allègrement les trois toises de haut, et n'était fait que de deux choses : une gigantesque armure forgée dans l'acier le plus solide qui soit, et un corps fait de lave et de flammes dont la lueur rougeâtre illuminait chacune des jointures de l'armure qui la contenait.
Une colossale couronne de cornes, forgée à partir de lames d'or qui auraient appartenu à des héros vaincus, encadrait son crâne de métal draconien. Ses yeux n'étaient que deux trous vides dans le casque qu'était sa tête, par lequel jaillissaient à la fois des gerbes ardentes de flammes et une aura de puissance, aussi galvanisante qu'elle était écrasante.

Témeriel prit une profonde inspiration avant de souhaiter la bienvenue à cette divinité dans toute la rigueur des protocoles.
« Seigneur-dragon Varlok, Second des Cinq, Conquérant auréolé de Gloire, soyez le bienvenu à Rocacier.
Paladins Noirs, pupilles d'Ovilath, élite des Cinq, soyez tous les bienvenus à Rocacier. Je préconise de nous atteler de ce pas à la planification de l'attaque décisive contre Saint-Égide sans perdre de temps en palabres. »
Varlok, sans se donner la peine d'ouvrir sa gigantesque mâchoire de fer pour répondre, acquiesça en signe d'approbation. Dix Paladins Noirs suivirent Témeriel jusqu'à une grande table, les deux derniers restant auprès du seigneur-dragon.

Se plaçant à la table où reposaient une maquette des forts et des reliefs ainsi que des pions représentant les troupes en jeu, Témeriel put se comparer lui-même aux Paladins tandis qu'ils se déployaient autour de la carte. Chacun d'entre eux le dépassait d'une tête, et leurs carrures monolithiques rendaient la musculature - certes fine mais néanmoins présente - du Commandeur absolument ridicule à côté de leurs muscles saillants.
Témeriel sentit le regard embrasé du Dragon sur lui. La moindre erreur lui coûterait cher.

« Maîtres Paladins, s'adressa-t-il une fois que tous furent installés. C'est avec un immense honneur que les guerriers de Varlok vous accueillent au sein de leurs rangs, où vous pourrez témoigner de notre hardiesse et nous faire connaître l'étendue de votre force - que je ne remettrai en cause pour rien au monde.
Cependant, il sera nécessaire, afin de satisfaire le Second des Cinq sous lequel vous vous battrez, celui-là même auquel votre reine Ovilath vous a confié, de respecter des règles strictes en ce qui concerne l'honneur des combats. Servez Varlok dans l'honneur, ou vous ne le servez pas. Est-ce clair ? »

La grande majorité se contentèrent de hocher la tête. Deux s'esclaffèrent comme s'ils avaient entendu une bonne blague, et Témeriel imprima leurs visages dans un coin de son esprit.
Un seul eut le cran de répondre à voix haute. Il était directement à la gauche du Commandeur de Rocacier, et au vu des regards que l'on lui portait, ses mérites ou bien son grade devaient être plus élevés.

« Ce fut limpide, madame.

Témeriel eut l'air absent, comme détaché, l'espace d'un moment. Puis il enfonça calmement son regard froid dans celui du soldat. Ce n'était pas le premier qui faisait cette erreur, mais chacune était comme une piqûre de honte. Une piqûre particulièrement douloureuse.
— Quel est votre nom, soldat ?

— Achille, madame.

— Soldat Achille, apprenez que je suis général, le sermonna calmement Témeriel, sans la moindre colère dans la voix. Apprenez que je suis Commandeur. C'est ainsi et uniquement ainsi que vous pouvez vous référer à ma personne. Au sein de cette armée, il n'y a ni homme ni femme : uniquement des soldats. Me suis-je bien fait comprendre ?

— On ne peut mieux, madame, répondit posément le colosse.
Les deux restèrent immobiles, l'un face à l'autre.
Quelques rires étouffés se firent entendre, mais se turent aussitôt. Un lien étroit, d'une froideur mortuaire, lia les quatre pupilles et diffusa son silence tout autour de la calme querelle. Ce fut à peine si quiconque osait respirer.
Commettre cette erreur une fois, cela n'était pas grave. Mais une seconde, alors même qu'il lui avait fait comprendre l'importance du choix de ses mots, il s'agissait purement et simplement d'une provocation. Ouverte. Et en public. Sous les yeux du seigneur-dragon Varlok en personne.

Témeriel, stoïque, finit par rompre ce contact mystique en baissant les yeux, déclenchant aussitôt un sourire satisfait de victoire chez le Paladin, qui releva son regard pour chercher la reconnaissance de ses camarades.

Ce qu'il lui aurait été bon de savoir était que si le Commandeur du Second des Cinq avait effectivement quitté le ridicule duel oculaire, c'était uniquement dans le but de retrouver le pli où il avait fourré sa dague.
L'ayant trouvée et profitant du manque de vigilance du soldat qui cherchait ses honneurs auprès de ses frères d'armes, Témeriel fit remonter la lame derrière le menton du rustre. D'une main experte, il fit glisser l'acier jusqu'au palais, sans aller plus loin, puis le retira aussi vite qu'il n'avait jailli de son fourreau.

Un coup de genou plia le soldat en deux, qui cracha sa propre langue, tranchée, et une gerbe de sang clair.
Le morceau de chair atterrit dans la main immobile du général, maintenue ouverte afin de récolter son macabre fruit.

Brandissant bien haut ce trophée, Témeriel se détourna de sa victime, à quatre pattes et hoquetante, pour s'adresser à l'ensemble de ses troupes encore plus silencieuses. Paladins, soldats et gobelins, tous étaient pendus à ses lèvres. Le seigneur-dragon lui-même sembla intrigué par la tournure des événements.
Témeriel s'exprima d'une voix claire et lente, en marquant de nombreuses pauses didactiques, durant lesquelles seul le soldat crachant son sang se faisait entendre.

— J'aimerais que chacun, ici, prenne le temps de considérer à quel point le langage est l'un des dons les plus précieux que ne nous aie offert la providence. J'aimerais que chacun, ici, médite sur l'usage qu'il fait de ses mots.
Il est toujours désolant de constater à quel point les mots peuvent tisser le mensonge, se charger d'insinuations sinueuses et sournoises, ou encore chercher à causer du tord.
Vous êtes ici à Rocacier, sous mon commandement et sous la supervision du Second des Cinq, et rien ne nous tient plus à cœur que votre honneur. Laissez l'insulte aux faibles ! Nos armes sont bien meilleures, et les mots valent bien mieux que cela. Ce châtiment, conclut-il en élevant la langue encore gouttante de sang, je l'ai déjà administré à bien des fous dont les mots dépassaient les pensées, et dont les paroles allaient bien plus loin que ce qui leur était permis de dire.

Comme tous restaient attentifs, il ajouta :
— Traînez cette loque humaine au dispensaire, voir s'ils peuvent le rapiécer. Et que quelqu'un nettoie cette porcherie. »
Il n'eut pas à se faire prier, et le temps sembla reprendre son cours. Témeriel avait gardé la face, au modeste prix de celle d'un autre.

Ainsi qu'il fut ÉcritOù les histoires vivent. Découvrez maintenant