51 : Saoules paroles

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« J'espère qu'il existe un endroit bien, bien pire que l'enfer. Et que vous y irez. Et que vous y resterez, condamné pour l'éternité. »

Témeriel vida son fond de pinte d'une traite, la reposa avec fermeté sur sa table, puis essuya la mousse de ses lèvres d'un revers de sa manche.

« Voilà c'que j'aurais dû lui dire, à c'te tas d'ferraille ! » clama-t-il ensuite, déclenchant de vives approbations de la part de bien des clients de la taverne.

Une certaine animosité dissociaient les troupes de Varlok de celles de sa sœur Ovilath. De ce fait, quand quelques Paladins Noirs avaient ouï qu'un Commandeur fort ivre blasphémait sans retenue contre le Second, le bruit s'était répandu comme une traînée de poudre. Le tavernier avait bien vite réalisé ce que ce client particulier pouvait lui apporter : une dizaine de curieux déjà s'étaient installés pour assister au spectacle.

« Qu'est-ce que je lui ressers, à la dame ? brailla-t-il d'une voix aussi bourrue que goguenarde. C'est la maison qui offre !

— C'est monsieur, corrigea Témeriel, trop ivre pour que cela sonne comme une remontrance.
Quoi que je sais plus trop, moi-même...

— On peut vérifier pour vous ! clama un autre client, déclenchant l'hilarité dans toute la taverne.

Le Commandeur lui-même pouffa, faisant maladroitement glisser son doigt le long du bord de sa choppe.
— En d'autres cirson... kirscon... circonstances, je t'aurais tranché la langue, ricana-t-il pour lui-même.
Les rires gras des buveurs couvrirent heureusement ces paroles.
— Un tord-boyau ! ordonna-t-il finalement au tenancier. Et ton meilleur !

L'homme obéit, un grand sourire au lèvres, pensant aux dépenses des trois nouveaux clients attirés par la bonne humeur de la place.

Si tôt servi, Témeriel engloutit deux gorgées pleines, puis récita des paroles qui lui revenaient d'un temps lointain.
— L'or fut ivre avant argent, cupides buveuses néanmoins généreuses dépensières généralement inconscientes. Abrutissants vulnéraires réussiront forcément desseins honteux : alcool embue tous les us. Ô...

— Qu'est-ce s'est que ça ? demanda un ivrogne, amusé par le précieux des mots. Ça fait de la poésie, chez Varlok ?

— Pas d'la poésie, reprit Témeriel en s'affalant à moitié sur sa table. Un escalettre. Soucieux, à rebours, d'ordre trista... krista... à treize lettres, quoi. Et puis nan, chez l'Second, on fait surtout du mensonge, si tu veux tout savoir.

L'attention se concentra pleinement sur le Commandeur soûl, chacun prêt à boire des paroles de scandale croustillantes sur le Conquérant.

— Firuguez-vous, messieurs, déclama-t-il en se redressant et en brandissant son verre, que le Deuxième a recours à des manipulations si déshonorantes que même Ixikriss pâlirait de honte !
Mais moi, j'l'ai dressé, moi ! Et j'peux vous dire qu'il s'est plié d'vant moi, le Varlok !

Il descendit une nouvelle gorgée et claqua son verre.

— Si mentir c'est n'être rien, j'peux vous dire que le Second c'est encore moins que rien ! J'suis pas un pion, que j'lui ai dit ! J'suis libre, et y'a rien qu'est écrit sur ce que j'vais faire ! Ça, pour promouvoir des gens "parce qu'il le fallait", il est fort, ouais !

La porte s'ouvrit à ce moment, laissant entrer un type de client bien différent de ceux déjà rassemblé. Le nouveau venu dut jouer des coudes pour s'approcher du Reliquaire. Une brute saoule refusa de se pousser, et gueula d'un ton hagard :
— R'gardez c'qu'on a là !

Tous les yeux se posèrent, un à un, sur l'intrus. Un funeste silence s'empara de la taverne.

— Qui a laissé une fichue peau-verte entrer ? brailla le tavernier. Gertez-moi ça dehors !

Trois gaillards tout en muscles empestant l'alcool encerclèrent aussitôt le gobelin, qui se recroquevilla en déglutissant.

Témeriel se leva d'une traite, renversant sa chaise, instable sur ses jambes.
— Si qui que ce soit touche à un seul cheveu de ce gobelin, commença-t-il avant de perdre l'équilibre.
S'appuyant de justesse sur une cliente et sur sa table, il se remit à peu près debout.
— J'le pends avec ses propres tripes, conclut-il.

La clameur se calma, et Ganûk put rejoindre le Commandeur, sous les regards froids des buveurs. L'attention que les ivrognes portaient jusque là au Reliquaire déchu fut alors détourné sur d'autres sujets.

— Qu'est-ce que t'as, Ganûk ? demanda Témeriel, se rasseyant sur un tabouret aussi bancal que lui.

— R'gardez dans quel état v's êtes, Maître... 'faudrait qu'v's rentriez, conseilla-t-il, hébété.

— Eh ! protesta le Commandeur, dégageant la main griffue de son laquais qui tentait de le tirer.
J'suis libre, d'accord ? J'suis libre de mon destin, et y a rien qu'est écrit ! C'est clair ?

— Maître, v's êtes p'têt libre, mais là v's êtes juste ridicule.

Témeriel dévisagea longuement le gobelin, l'alcool embuant ses pensées. Ses esprits lui revinrent peu à peu, mais son sens de l'équilibre demeura quelque peu ébréché.

— Merci, Ganûk, grommela-t-il en se levant à nouveau pour tituber vers la sortie.
Et bonne soirée à vous... » grommela-t-il à l'attention des autres clients et du tavernier, qui déjà l'avaient oublié.

La fraîcheur vespérale fouetta Témeriel, qui parvint tout de même à rester debout. Son compagnon gobelin le guida, lentement mais sûrement, vers ses appartements privés, ignorant les regards répugnés que lui envoyaient ceux qu'ils croisèrent.
La quinzaine de minutes de marche à l'air frais fit le plus grand bien au Commandeur, qui remercia à nouveau son dévoué serviteur avant de rejoindre ses quartiers, espérant enfin profiter d'une nuit de sommeil. Le gobelin dormait au rez-de-chaussée, les peaux-vertes étant interdites aux étages.

La douce flamme de la lampe à huile qu'il alluma pour se guider n'éclaira qu'à moitié les ravages de ses appartements, mais Témeriel les devina dans la pénombre. Il avait été cambriolé.
Son esprit encore englué par l'alcool eut à peine le temps d'y réfléchir qu'une douleur sourde résonna dans son crâne. Il ne comprit qu'il venait d'être assommé par lesdits cambrioleurs qu'avant de sombrer dans l'inconscience.

Ainsi qu'il fut ÉcritOù les histoires vivent. Découvrez maintenant