22 : Rixme

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D'un habile revers, Paulin envoya voler l'épée de son enseignant, puis stoppa net sa lame à un centimètre de sa gorge.
Le maître d'armes abdiqua, puis félicita le jeune homme pour ses progrès. En une semaine, la maîtrise de l'épée ne lui connaissait presque plus de secrets.
Cela n'allait sans doute pas être suffisant pour vaincre le récemment nommé Reliquaire de Varlok, et encore moins pour gagner contre le Second lui-même. Cependant, Paulin était confiant. Son épée bénie, il avait pu le sentir lors de cette semaine d'entraînement, lui prodiguait des réflexes dont il ne se saurait jamais cru capable. Il avait bon espoir que cette arme le guide lors de son duel.

« Nous arrêtons-nous ici pour aujourd'hui ? proposa l'enseignant en nettoyant sa lame.
Votre duel se déroule demain, et je doute pouvoir vous enseigner bien plus.

— Une dernière joute, demanda Paulin en se mettant en garde.

Une voix familière s'éleva dans le dos du héros.
— Je puis peut-être lui apprendre les bases de la rixme.

Paulin se retourna vers Messire Misères, en tenue d'escrime néanmoins décorée d'un galeron, la pointe en avant, imitant sans doute le nez de son masque. De même, le bourgmestre n'avait pu se résoudre à abandonner le port de la robe. De ses six membres, l'un tenait une rapière à l'image de son porteur : très élégante, peut-être même trop. Les autres bras étaient tenus dans le dos, à l'exception de celui qui tenait son inénarrable verre de vin.

— La rixme ? répéta Paulin, réaffirmant sa garde vers le Messire.

— Tout à fait. La rixme est ce duel où l'on lutte à la lame comme aux mots, où l'on pare de sa répartie les assauts de l'acier et attaque autant de ses vers que de son fer.

— En quoi cela pourrait-il m'aider ?

— Vous semblez avoir maîtrisé la lame. Voyons ce qu'il peut en être de la langue. En garde !

— Si vous insistez...

D'un salut martial, le Messire lança la rixme :

— Dites-moi seulement si mes mots outrepassent
la limite fragile du confort qu'est le vôtre ;
il serait affligeant que votre carapace
d'orgueil ne soit d'argile, et se brise, et se vautre.

— Attendez, vous avez commencé ?

Le bourgmestre répondit d'une attaque d'estoc que Paulin contra sans grand mal, engageant le fer sans délaisser le verbe.

— Une pauvre réponse, avouez-le vous-même !
Et vous donnez raison à l'étymologie
de votre prénom, ce - qui n'est pas un problème
si en péroraison chacun de vos mot gît.

Paulin comprit que le Messire combattait d'un rythme assez lent, peut-être bien pour préparer tous ses vers, sans doute pour laisser à son cher adversaire toutes les secondes qu'il jugeait nécessaire afin que lui aussi prenne le temps d'en faire.
Il para.

— Messire, j'entends bien que vous dites des mots,
mais ne vois aucun sens dans les phrases qu'ils forment.
Et en tant que doyen de ce paisible hameau,
n'est-ce pas une offense envers toutes les normes ?

Le professeur applaudit de deux de ses six bras, sans pour autant cesser les joutes verbales et les assauts d'acier.
— Mes mots ne veulent rien dire ? Mais alors que sont-ils ?
Mes mots sont-ils valises que j'emploie comme fourre-tout ?
Ou bien clefs pour ouvrir des phrases inutiles ?
Ces mots que j'utilise sont un précieux atout !
En un mot comme en cent, j'aime les mots d'esprits.
De même que leurs jeux, je ne puis le nier.
Plus qu'un discours décent, ils restent incompris :
j'en fais ce que je veux mais garde le dernier !

Le jeune bretteur se prit au jeu, et accéléra la cadence des coups et des vers.

— Ça, ce que vous voulez, je ne dis le contraire !
J'avance simplement que sous votre costume
Et votre col roulé se cachent de grands airs,
maigres et tristement - légers, tels votre plume.

Messire Misères brisa le rythme alexandrin en même temps que la garde de Paulin. Seul le second s'en remit tandis que le bourgmestre poursuivait sa tirade.

— Poids plume ? Laquelle ? Car celle qui écrit ces mots est sans conteste aucune, et quel qu'est le contexte, capable de bien plus de maux qu'il n'y en a dans votre texte !
Plus forte mais pas plus lourde que ne l'est votre lame, toutes deux sifflent dans l'air, d'une faim insatiable ; d'encre ou bien de sang, dans les deux cas d'une âme !

— Et le voilà si pleutre qu'il s'échappe des rimes,
se réfugie en prose, ne sachant plus que faire !
Le couard se calfeutre, n'ayant aucune estime
pour celui qui s'impose, ni plus pour la grammaire !

— C'est petit. C'est bas. Même venant de vous. J'ai connu des estocades, carrant au tac au tac, contrant ce coquin coq de leurs contreparties. Voyez, le Messire s'appelle Coq. Constatez le peu qu'il faudrait pour lui clouer le bec.

— Coq ? C'est donc votre nom ? Ceci explique ça :
autant pour vos parures aux étoffes lainées
Et colorés fanons insultant la doxa
que l'horrible mesure de ce qu'est votre nez.

— Prenez-vous vraiment tout au premier des degrés ? Je me suis appelé Coq, mais je n'y réponds pas. Quand bien même fais-je montre d'un vocable fort abscons, n'allez pas jusqu'à prétendre méconnaître le sarcasme ?
Quand à la prolixité de ma pointe nasale, un tout autre que moi saurait mieux vous répondre.

— Vous ayant déjà vaincu sur le noble terrain, je rejoins votre abri pour finir cette affaire ! Caché derrière son masque et tous ses tons fantasques, Messire Misères déblatère calembours et enchaîne faux-vers, d'allure volubile mais au sous-texte vide.
Si, Messire. Vos mots sonnent si creux qu'ils s'envolent sans rien dire. Cessez vos contes de fées, vous nous en serez gré : et avant toute rixme, apprenez à écrire. »

La lame de Paulin désarma le Messire, qui ne sut pas quoi répondre.
Il finit par applaudir son adversaire, reconnaissant sa défaite.

« Ce jeu semble vous avoir enjoué, fort engoué, Paulin. Fort bien joué, cependant. Ma défaite de ce jour ne rendra ma revanche que plus resplendissante !

— Quand vous le désirez, Messire. Me permettez-vous une question ?

— Bien sûr.

— Vous vous êtes reclus durant toute cette semaine. Pourquoi ce soudain revirement ?

Pris sur le vif, l'euphorie du bourgmestre chuta drastiquement.
Les masques figés du Messire se tournèrent pour scruter l'horizon, un instant. Il répondit, calme, sans s'en détacher.
— Demain, vous affronterez Témeriel de Rocacier. En duel à mort, car il n'abandonnera pas.

— Cela me déplaît tout autant que vous, mais il n'est d'autre solution pour détruire Varlok.
Par ailleurs, votre réaction, quand vous avez appris que Témeriel était Reliquaire, m'a grandement intrigué. Qui est-elle... qui est-il, au juste, pour vous ?

Un autre silence plana.

— Personne, mentit-il finalement en détournant le regard du flamboyant coucher de soleil. Le passé est déjà fait. Témeriel n'est plus personne pour moi, se corrigea-t-il.

Paulin rejoignit le bourgmestre dans son silence. L'être masqué sembla apprécier son soutien, et avoua, après un soupir à la fois amusé et attristé :

— Il était également bon en rixme, autrefois... Avant qu'il...
Sa voix s'étrangla au fond de sa longue gorge.

— Avant. » conclut-il, sec et renfermé.

Le soir se couchait. Le lendemain s'annonçait comme une journée historique, et ce quelle qu'en puisse être l'issue.
Mais pour l'heure, Paulin préférait tenir compagnie au Messire silencieux.

Ainsi qu'il fut ÉcritOù les histoires vivent. Découvrez maintenant