Chapitre 5

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- 46,53 € s'il vous plaît.

La vieille dame me regarde et me tend sa carte bleue.

- Merci.

Je l'insère dans l'appareil après avoir tapé le montant puis je le lui donne. Derrière moi, ma mère s'agite pour mettre de nouveaux artichauts en présentation.

- Bonne fin de journée, mademoiselle, me fait la dame en prenant ses articles.

- Merci vous aussi, à bientôt.

Je la regarde sortir et ne peut m'empêcher de sourire. Je ne sais toujours pas qui elle est, mais j'ai l'impression de la connaître comme ma grand-mère, tellement elle fait partie des clients fidèles à VegiGood.

- Tiens, chérie, tu peux m'aider s'il te plaît ? Me demande ma mère en soufflant pour porter la cagette.

Il n'y a plus personne au magasin, nous sommes le 31 janvier et nous fermons exceptionnellement à 12h, pour profiter d'un peu de repos. Mon père n'était pas tellement d'accord, car le supermarché d'en face reste ouvert jusqu'à 18h, mais ma mère ne voyait aucune différence entre 12 et 18 heures.

Il faut savoir se préserver, Papa.

- Pourquoi tu veux faire ça maintenant ? On ferme dans 15 minutes.

Sous entendu : il faut que j'aille faire ma caisse.

- Je ne me sens pas motivée de le faire au retour de nos vacances, répond-t-elle simplement, et puis comme ça, Charlotte n'aura pas à le faire dans deux jours.

Charlotte, c'est la nouvelle employée de mes parents, fraîchement signée début décembre et qui semble être la meilleure chose qui leur soit arrivée. Après ma naissance. Elle a beaucoup d'expérience en commerce, et son père tenait une ferme, avant son décès, donc elle connait parfaitement bien les produits que mes parents s'efforcent d'acheter aux producteurs du coin. Elle est toujours souriante, agréable à regarder et elle est d'un conseil sûr en matière de pomme de terre.

Je suis contente pour mes parents, qui ont longuement hésité avant de se permettre d'offrir un troisième salaire. Ça veut aussi dire que les affaires marchent plutôt bien.

Je leur donne des coups de main quand je peux et aussi pour donner quelques jours de congés à Charlotte pour les fêtes.

Une fois ma mère libérée de ses artichauts et ma caisse clôturée, mon père nous aide à fermer les rideaux de fer et nous partons bras dessus bras dessous vers notre appartement. L'ambiance est fraîche mais surtout très détendue. Mes parents se sont payés une petite soirée en amoureux, tandis que j'ai prévu de rejoindre Caroline et Naëlle chez Matthieu car ce dernier organise une fête et qu'il va annuler si on ne vient pas.

Sans exagérer.

Une fois à l'appartement, je commence doucement à me préparer. L'après-midi va passer vite, d'autant plus que j'ai fait l'erreur de commencer une story Instagram en posant des questions à mes followers sur leur programme de la soirée. J'ai donc une réponse toutes les trois minutes environ et j'ai l'impossibilité de ne pas répondre.

C'est mauvais pour les statistiques.

Peu avant 19h, je suis totalement prête et cette fois, je peux poster avec la plus grande joie ma tenue sans que Matthieu ne me fasse de réflexion. Parce que cette fois, on se rejoint pour sortir et non pas pour traîner.

J'avais en plus l'obligation de porter une robe d'une entreprise de vêtement végan, qui a signé pour que ce soit aujourd'hui et pas un autre jour que mon post doit sortir. Je n'ai pas demandé d'argent pour ça, je ne pense pas être assez suivie pour me permettre de faire ce genre de choses, alors j'ai accepté surtout pour faire leur plaisir et ne froisser personne du côté de l'entreprise partenaire.

Il faut dire aussi que le #vegan suivi de #achatresponsable fait fureur à cause des dénonciations d'achats abusifs pour Noël. Je suis certaine de faire un carton.

C'est bon pour les statistiques.

Au moment de partir, mon téléphone vibre une deuxième fois, c'est Matthieu qui me dit qu'il m'attend, smiley très très content. Je sens que je vais passer une bonne soirée !

Pourtant, au moment de verrouiller mon écran, je reçois un mail d'une entreprise qui m'a déjà contacté et avec qui j'ai beaucoup aimé travailler, car le Comunity Manager m'a fait énormément de pub sur leur propre compte Instagram lors de notre dernier échange. Je clique sur le lien, en prenant soin de lire les quelques lignes stipulant que l'entreprise souhaite collaborer avec moi sur une nouvelle collection qui sortira fin janvier.

J'attends que la page se charge, les pieds dans mes bottes et mon manteau bien vissé sur mes épaules.

Une femme à moitié nue se présente, elle porte une simple culotte, sa poitrine est légèrement cachée par deux étoiles, elles-mêmes derrière un semblant de cheveux chatain. On ne voit pas le visage, simplement une paire de lèvres bien rouge. La culotte est en dentelle noire et le mannequin porte également des escarpins rouges. Sa position est assises, les jambes écartées, ses bras sont relevés, ils tiennent une partie de ses cheveux.

Il doit y avoir une erreur. Tout le monde sait que je suis encore mineure et mes followers savent que ce n'est pas mon genre de faire dans la provocation. L'entreprise ne gagnerait rien à collaborer avec moi, aucun de mes followers n'achèteraient ce genre de vêtement.

Je relis le mail, il n'est pas précisé que je dois copier cette image et j'en déduis que c'est celle qui sera utilisée pour la campagne publicitaire.

Je lève les yeux de mon téléphone, je suis seule à la maison. Personne pour m'aider à prendre une décision. En même temps, je suis censée être assez grande. J'ai déjà refusé des partenariats car certaines entreprises ne partagent pas mes valeurs, alors je ne devrais pas avoir de mal à refuser celle-là.

J'ai une sorte de goût amer dans la bouche à cet instant, un goût âcre, qui me donnerait presque envie de vomir. Ma mère m'a prévenu que ce genre de partenariat pouvait se produire, car c'est ce qu'Instagram propose : de la mise en valeur, de la vente.

J'ai été celle qui a laissé ces entreprises entrer dans ma vie, dans mon monde intime. Je porte aujourd'hui une robe qui ne me plaît pas plus que ça, parce que je sais que mon post va attirer de nouveaux followers et c'est exactement ce qui est en train de se produire. J'ai déjà gagné cinquante cinq followers en trente minutes.

C'est bon pour les statistiques.

Oui, et pour ma vie ? Pour ma dignité ? Les entreprises m'envoient des mails mais je suis certaine qu'ils ne regardent pas mon feed, ils se basent simplement sur mon nombre de followers. 13 958. 14 008 désormais.

Il y a une prise de conscience qui se fait à ce moment là. Je ferme les yeux. Je me rend compte que les entreprises me voient exactement comme moi je vois mes followers. Comme des chiffres.

Et je dois avouer que ça me fait un peu mal. J'aimerais plutôt qu'ils me voient comme une personne, et non pas simplement comme un être qui double tape sur son écran à chaque fois qu'il voit une photo qui lui plaît seulement à 10%.

Matthieu m'a renvoyé un message, il veut savoir si j'ai besoin d'aide pour finir de me préparer. Je souris, il est touchant. Il rajoute que les rues ne sont pas trop sûre à Paris un soir de réveillon et qu'il est là pour moi. Il sait pourtant qu'avec son genoux, il ne pourra rien faire pour m'aider, mais il pourrait simplement dissuader les autres de m'approcher.

Je me secoue un peu, comme pour enlever cet état un peu léthargique qui s'est emparé de moi en ouvrant le lien du mail. Je lui réponds que je suis prête, qu'il ne s'inquiète pas, que j'arrive pour passer une bonne soirée.

Et commencer une nouvelle année, en prenant de bonnes résolutions.

Au moment de fermer ma porte à clef, je sais que je suis réellement convaincue que ma nouvelle année ne pourra être que meilleure. Je viens de prendre une grande décision concernant Instagram.

Mais désormais, avec du recul, je sais que je n'avais pas encore toutes les cartes pour comprendre que je me trompais sur toute la ligne.

Double Tap [TERMINÉE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant