Chapitre 1

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Comme tous les soirs, au volant de ma vieille voiture, je roulais dans les rues du quartier le plus triste de la ville. Il était complètement désert le jour mais, le soir venu, il se transformait. La nuit, les trottoirs étaient occupés par un tas de femmes et d'hommes, plus ou moins majeurs, qui attendaient le client.
Je détestais cet endroit, je le déteste encore, pourtant j'y passais chaque jour. J'avais l'habitude, depuis un petit moment, de garer ma voiture un peu plus loin et d'aller poser quelques questions dans l'espoir d'avoir enfin une réponse, sans succès. Ce soir là, je ne suis pas descendu de ma voiture. Cette fois, je me suis juste arrêté.
J'ai vu ce garçon, trop jeune pour être là et, sans même y réfléchir, j'ai freiné. Je n'en revenais pas, mais je l'ai fait. Il s'est approché et, sans lui laisser le temps de me poser l'une de ces horribles questions qui me donnaient envie de vomir, je lui ai demandé s'il avait faim. Je n'ai pas trouvé mieux sur le moment, c'était gênant. Mal interprété, ça pouvait vraiment faire mauvais genre. En même temps, je me disais qu'il devait entendre bien pire.

Il est monté dans la voiture et je l'ai emmené manger dans un petit bistrot à deux pas.
J'étais gêné. Je ne pensais pas être capable d'en arriver là pour obtenir ce que je voulais. Je ne l'avais encore jamais vu là-bas, et il savait peut-être quelque chose.
J'avais fini ma journée plus tôt ce jour là, je passais sûrement trop tard habituellement.
Il n'était pas très grand, beaucoup trop mince, et ses cheveux lui tombaient presque sur les joues, cachant partiellement ses yeux bridés. C'était le parfait cocktail pour le faire paraître encore plus jeune.

Il était silencieux. Il n'a pas décroché un mot jusqu'à ce que la serveuse vienne prendre la commande. Elle nous a demandé ce qu'on voulait boire, il voulait une bière, avant qu'elle ne lui demande sa carte d'identité. J'en étais sûr.

- Qu'est ce qu'un mec comme toi fait dans un tel endroit ?
- On fait avec ce qu'on a.
- Et les études ?
- Je ne suis pas monté dans ta voiture pour parler de ma vie.
- C'est vrai, désolé. En fait, je voulais juste te poser quelques questions.
- T'es flic ?
- Mais non, c'est personnel.

J'ai sorti une photo de ma poche pour la lui montrer. J'avais peu d'espoir mais j'étais déterminé, j'aurais tout essayé. J'ai cru voir ses sourcils bouger lorsqu'il a vu cette photo mais, à ce moment là, je ne pouvais pas en être sûr.

- Tu as déjà vu ce garçon ?
- Je ne crois pas.

Je me suis contenté de ranger la photo, mais j'avais quand même des doutes. Il avait peut être peur de parler, ou peut être qu'il ne savait vraiment rien.
Ça faisait plus de deux semaines que je traînais dans ce quartier, sans réponses, alors un jour de plus ne me faisait pas peur.
J'ai réussi à lui faire dire quelques mots pendant le repas, je crois que ça relevait du miracle. Nous sommes restés dans ce bistrot jusqu'à la fermeture, 22 heures.

- Je te ramène ?
- Ça veut dire que tu ne vas pas me baiser ?
- Exactement.
- Je suis censé être payé pour ça.
- Pas par moi. 
- Comme tu voudras.

Je l'ai ramené, la boule au ventre rien qu'en pensant au fait de laisser ce gamin retourner sur ce trottoir. Je lui ai laissé de l'argent et conseillé d'aller se coucher, de ne pas traîner là ce soir. Je ne suis pas sûr d'avoir été écouté d'ailleurs.

J'y ai pensé toute la nuit. Je savais qu'il n'était pas le seul mineur sur le trottoir mais pour lui, je me sentais coupable. C'était comme déposer un chaton au milieu d'une horde de chiens galeux. J'étais déjà contre ces gens qui vendaient leurs corps, mais quand je vois des jeunes comme lui, je me demande où sont les parents.

Le lendemain, je suis repassé dans cette même rue. Il était un peu plus tard, et il était là. Un mec avait arrêté sa voiture devant moi, me forçant à freiner pour ne pas lui rentrer dedans, et en est sorti. Il s'est approché de lui sans se soucier du fait qu'il bloquait la circulation. L'infâme vocabulaire avec lequel il osait lui parler m'avait vite énervé. J'ai klaxonné, baissé ma vitre et lui ai demandé de le laisser tranquille.
Il n'a même pas relevé et l'a attrapé par le bras. J'ai dû sortir pour lui faire comprendre qu'il allait devoir passer son tour. Ce n'était pas prévu, je crois, mais j'ai récidivé.

- T'as faim ?
- Tu vas me faire le coup du resto tous les soirs ?
- Non, ce sera chez moi.
- C'est toujours mieux qu'ici.

Je l'ai emmené chez moi. Au moins, il ne traînait pas dans la rue, ou avec je ne sais quel gros dégueulasse sans gêne.

- J'ai de la lasagne à réchauffer, ça te va ?
- Ça me va.

Il a été silencieux pendant tout le repas. Il se méfiait, et je trouvais ça normal. Après ça il s'est levé pour faire le tour de la pièce.

- Joli studio.
- C'est un loft, mais merci.

Il s'est arrêté devant mes photos sur le mur. Il est resté figé sur l'une d'elles, celle qu'il avait déjà vue la veille.

- C'est ton mec ?
- C'est mon frère...
- Ok, désolé.
- Ce n'est rien.

Il s'est retourné et s'est assis sur mon lit. Il avait l'air triste, et ça pouvait se comprendre.

- Tu vas me baiser maintenant ?
- Toujours pas non.
- Je suis si repoussant que ça ?
- Non, mais tu es mineur.
- Alors tu vas me ramener ?
- Non plus.
- Alors quoi ?
- Tu as un endroit où dormir ?
- Je dors là où il y a de la place.
- Alors reste ici pour la nuit.
- Il faut que je bosse.
- Combien tu te fais par soir ?
- En moyenne 75. Les bons jours je peux atteindre les 120.
- Comment tu peux laisser des porcs te passer dessus pour si peu ?
- Je n'ai pas le choix, personne ne payera plus cher.
- Si tu le dis... Alors disons que pour 150, tu te contentes de rester au chaud et, au moins, personne ne te touchera.
- Pourquoi tu fais ça ? Ce n'est pas un délire sadique au moins ?
- Il n'y a aucun délire.
- Ok.
- Au fait, comment tu t'appelles ?
- Appelle moi comme tu veux.

Il a finalement accepté et a dormi dans mon lit. J'ai passé la nuit sur mon fauteuil en cuir blanc face à lui, la moitié à le regarder et à penser à ce qu'il pouvait endurer. 120 euros les bons jours, super. Ça m'a rendu fou d'entendre ça, comme s'il n'était qu'un vulgaire morceau de viande...
Avant de m'endormir, j'ai fouillé dans son portefeuille. Je n'en suis pas fier, mais j'étais vraiment curieux. Je le pensais plus jeune. Il allait avoir 18 ans, à peine 3 mois plus tard. Pour moi ça ne changeait rien, il était mineur et n'avait rien à faire dans ce genre d'endroit.

Quand je me suis réveillé, il dormait encore. J'avais envie de le tuer parce qu'il dormait tout habillé sous mes draps et que j'ai toujours détesté ça. Je ne parle même pas des chaussures. Il avait l'air tellement serein comme ça, alors qu'il avait une vie plus que compliquée. Je ne pouvais pas lui en vouloir pour si peu.
Je suis allé prendre une douche et j'ai préparé le petit déjeuner. Il dormait toujours.
Il s'est réveillé quand je me suis servi un café. J'avais oublié que cette cafetière pouvait faire autant de bruit, c'est un détail qu'on oublie vite quand on vit seul.

- Salut, tu ne m'as pas réveillé avant ?
- Si tu dors, c'est que tu en as besoin.
- Ok.
- J'ai préparé le petit déjeuner si t'as faim.

Il m'a regardé bizarrement mais s'est quand même levé. Ça faisait longtemps que je n'avais pas eu quelqu'un à ma table, depuis mon petit frère.

- Qu'est ce que tu fais de tes journées d'habitude ?
- Je traîne à droite à gauche avec des potes.

Je ne voulais pas lui poser trop de questions. A sa place, je n'aurais pas aimé qu'on me sonde. Je n'ai pas vraiment réfléchi sur le moment, mais je n'avais pas du tout envie de le revoir dans la rue le soir venu, ça me suffisait.

- Ecoute, je dois aller bosser, mais tu peux rester si tu veux. Fais comme chez toi. Si tu es encore là à mon retour, j'aurais une proposition à te faire.
- Tu n'as pas peur que je me casse en emportant tout ce que je peux revendre ?
- Tout ce qui a de la valeur ici pour moi c'est mon chat, alors non, pas vraiment. Et je ne garde pas de liquide chez moi.
- Et si je ne reste pas ?
- Alors claque la porte en partant, même si j'aimerais que tu ne le fasses pas. Il y a de quoi manger dans le frigo si tu restes pour le déjeuner. 

~~~ A suivre...

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