V-

4 0 0
                                    

L'aurore ne sembla pourtant pas complètement s'évanouir. Quelque part, dans l'air, l'ambiance chaleureuse régnait encore ; on pouvait en fermant les yeux retrouver dans le lointain les sourires sincères, les sons de voix, l'odeur du bon repas. Les rires s'entendaient en écho. Mais comme passent toujours les belles choses, à chaque seconde cette impression s'égrenait. L'homme cherchait dans le ciel une éventuelle aurore qui, dans un élan magistral de bonté, serait restée pour veiller sur lui, en vain, il le savait bien. Tout lui échappait. Tout, peut-être pas. Les rires apparaissaient encore clairement, tintant entre les arbres. Cependant, ils avait l'air d'avoir changé : les sons chaleureux et familiaux avaient laissé la place à un son plus cristallin, naïf. Ces sons guidaient les pas de l'homme, suivi par Witan. Lanterne à la main, il enjambait les racines et contournait les arbres pour se rapprocher de ce rire ; il ne fallut pas longtemps, car à peine avait-il marché depuis quelques minutes qu'apparut à lui une magnifique rivière riante.

L'aurore du ciel avait fini par le prendre en pitié, et s'était métamorphosée en cours d'eau, gardant la lumière bleutée d'une aurore d'hiver. Elle illuminait maintenant par la terre, diffusant toujours sur les troncs son éclat. Ce n'était pourtant pas elle qui riait, bien que son chant à remous puisse être un air des plus dignes de l'opéra de la nature ; en son sein ou à ses bords, de jeunes nymphes vivaient.

Elles semblaient jeunes, si jeunes, leur peau lissées par la douceur de la nuit. Toutes étaient dévêtues, mais toutes, dans leur pudeur naïve laissaient leurs longs cheveux cacher leur poitrine ; seules celles qui se baignaient dans l'eau claire osaient ne pas la cacher, leur chevelure fuyant emportée par le courant. Les unes parlaient sur le rivage, les autres jouaient dans l'eau ; mais toutes riaient constamment dans leur jeunesse. Ce monde en-dehors du monde n'avait rien de surnaturel, rien de naturel. Il semblait avoir dévié du cours normal du monde, tout simplement.

L'homme regardait la scène avec son regard de prédateur, caché entre les fourrés. Ses yeux s'étaient comme allumés. A chaque instant, il était susceptible de bondir et de s'accaparer une de ces proies du bord de l'eau. Il avait l'air d'attendre, tapi, pour saisir la meilleure opportunité ; mais au lieu de bondir, il reçut un coup de patte dans la jambe gauche, assez puissant pour lui faire mal, mais pas assez pour le faire crier : Witan, avec son regard de guide, s'assurait que tout suive son cours. Cela eut l'effet escompté : l'animal d'un instant redevint redevint totalement l'homme de toujours. Il ne protesta pas, ne se vengea pas. Il avait compris la leçon.

Au bord de l'eau, l'insouciance n'avait même pas remarqué ce qui avait pu se tramer. Elles continuaient leurs activités folâtres, toutes ensembles. Les rires fusaient encore. Pourtant, l'homme remarqua un détail étrange : dans la pénombre de la forêt, de l'autre côté de la rive, des paires d'éclats s'étaient allumés. Une dizaine de paires sitôt visibles, sitôt disparues. Soudain, sortant des furtivement fourrés, des jeunes hommes apparurent et se jetèrent sur les jeunes filles de la berge. Les premiers cris de surprise, puis de peur retentirent, mais sitôt remplacés par des rires. Les premières courses de la jeunesse débutèrent. Chaque couple formé par le hasard disparut entre les troncs, ou encore derrière les buissons. En quelques dizaines de secondes à peine, tout le monde s'était évaporé, laissant le lieu désert, mais laissant en suspens les rires des jeunes filles. L'homme et Witan se retrouvèrent seuls.

Il serait erroné de dire seuls. En effet, l'homme ne l'avait pas vu, mais près de gros rochers dans la rivière, une boule mouvante était restée prostrée. Quand le son des rires furent lointains, elle releva la tête, en regardant partout autour d'elle pour vérifier toute présence inopportune. Quand elle fut sure d'être complètement seule, elle se détacha du rocher pour aller jusqu'à la rive. Quand elle sortit de l'eau, elle replaça ses cheveux mouillés sur ses seins, les lissant du bout des doigts. Mais soudain, un bruissement se fit entendre derrière elle, et elle sursauta de peur : un jeune adolescent, éphèbe sans aucun doute, se découvrait à la jeune fille. L'homme observant la scène en était sûr : aucun éclat n'était apparu dans la pénombre sylvestre.

Il avança doucement, pas après pas, pour ne pas effrayer plus encore la jeune fille. Elle, restait immobile sur la rive, cachant du mieux qu'elle pouvait son corps avec ses bras. Le garçon finit par arriver à sa hauteur ; tous deux se regardèrent, l'une avec une naïveté farouche, l'autre avec une tendresse immense. Il ne fit que tendre sa main vers elle, attendant patiemment. Tout d'abord, la jeune fille recula ; elle n'avait peut-être pas l'habitude des jeunes hommes. Elle recula jusqu'à atteindre l'eau du bout de ses talons. Mais l'homme attendait, le bras tendu. Elle regarda tout autour d'elle, cherchant sans doute une voie de sortie, ne trouvant rien. Lui attendait. Elle finit par se rapprocher tout doucement de lui, gardant ses bras sur son corps pudique ; son regard avait changé pour devenir de la curiosité cachée, voire un intérêt presque franc. Le bras était toujours tendu devant elle. Quand elle revint à sa place originelle, la tendresse du regard de l'adolescent semblait avoir déteint sur le sien, et elle leva doucement la main ; et elle finit par la poser sur celle du jeune garçon. Alors ils s'enlacèrent tendrement près de cette rivière amoureuse et partirent main dans la main dans la forêt. Un rire cristallin retentit alors, furtif, avant qu'il ne s'évanouisse dans l'infini de la nuit.

Marche de nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant