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Après maintes excuses, après maintes minutes sans doute trop longues, les deux compagnons s'échappèrent de la maison par la porte. Le chemin pouvait reprendre dans son calme et son isolement habituel. Au début, aucun des deux ne souffla mot, ne fit un geste de travers ; peut-être que tapi dans l'ombre de la forêt, le chien fuyard guettait encore. Pourtant, quand la maison fut complètement mangée par le brouillard opaque des ténèbres, l'homme souffla longuement, sous le regard bienveillant de Witan. Jamais un silence avait pu être aussi dense que dans cette bâtisse. Il se demandait encore comment ils avaient pu en réchapper. Plongeant et s'enfonçant peu à peu dans l'immense lac de ses pensées, il délesta son esprit de la conscience du chemin qu'il empruntait, se mettant à marcher comme un presque-mort. Pourtant, quelque chose le fit soudainement remonter à la surface. Un cri, un cri plus perçant que toute autre chose du monde.

L'homme releva la tête, en alerte ; mais dans l'air dense, plus rien ne retentit. Au sol au contraire, un gémissement faible, à peine audible par les grands. C'est Witan qui dut signaler une présence étrangère sur la terre noire. Quand l'homme quitta du regard les branches hautes pour ce qu'il y avait sous ses pieds, il fut surpris de ne trouver qu'une chaîne, allongée entre les rares feuilles. Cette chaîne se mit soudain à parler, si bas que les deux compagnons durent presque coller leur tête à elle pour entendre.

« Je vais mal, si mal ! »

L'homme demanda pourquoi elle gisait là, seule.

« On m'a abandonnée, on m'a tournée le dos... On s'est épris de moi, puis on m'a rejetée.

- Qui a donc pu faire ça ?

- Ceux qui sont à coté de vous ! »

L'homme releva la tête, mais ne vit que la nuit. Aucune voix, aucun son audible. Ils étaient complètement seuls. La chaîne continuait cependant :

« Ils sont partis tous les deux ! Ils m'ont laissée, tel un déchet...

- Qui donc ? Je ne vois personne !

- Ils ne se cachent pourtant pas, je vois leur dos rugueux me narguer ! Chacun dans son mépris de l'autre, m'oubliant.

- Où voyez-vous donc ces présences ? Continua l'homme, fronçant de plus en plus les sourcils.

- Soulevez votre lanterne, et vous verrez mon cadavre encore accroché... »

L'homme leva alors le bras, baladant la lumière à gauche puis à droite en des mouvements lents. Il ne voyait toujours rien. Pendant ce temps-là, la chaîne se lamentait encore auprès de Witan, se plaignant encore de son abandon lâche et méprisable. Soudain, l'homme, se rapprochant d'un arbre, vit que quelque chose brillait : le tronc était enserré au-dessus des racines d'une chaîne, brisée dans une excroissance qui gisait à présent sur le sol. De l'autre coté du corps agonisant, un autre arbre présentait la même structure de fer. L'homme en demeura perplexe.

« Que faisais-tu à lier ces deux arbres ?

- Des arbres ? Ils en étaient bien loin il y a à peine deux jours... Avant, ils avaient tout l'air d'un couple allant au mariage pour la vie ! Moi au milieu, je les liais et je rendais leurs sentiments plus forts que jamais. Ils s'aimaient l'un et l'autre à travers moi ; mais un jour, je me suis sentie raidie : les deux s'éloignaient de plus en plus l'un de l'autre, de plus en plus vite. Je ne pouvais supporter... Alors un jour, j'ai lâché ma prise, et ces deux gens se sont fondus dans la masse de ce monde. Je n'étais plus là pour leur signifier leur singularité, et ils se sont perdus. Maintenant je meurs entre les deux, perdant mon existence à chaque grain du temps écoulé. »

L'homme regarda l'arbre enserré, et la chaîne gisante à ses pieds. Un fer brisé ne peut jamais vraiment se recoller, même avec la plus forte des volontés. Les gémissements devenaient de plus en plus faibles, sans pour autant qu'ils ne cessent.

« Que pouvons-nous faire ? demanda t-il. Je n'ai aucune idée qui pourrait le sauver...

- Nous ne pouvons rien faire, dit Witan qui leva les yeux vers lui, seulement attendre et partir.

- N'attendez pas que je m'éteigne pour reprendre votre route, déclara alors la chaîne au sol, même si ce sont des chimères, je garde espoir sur un renouveau de mon être ; et puis qui sait si ma mort viendra dans l'heure ? Les sentiments ne meurent jamais vraiment. Continuez, continuez votre lancée, et jamais vous ne vous arrêterez pour moi. Je ne veux pas de cela. »

Et la chaîne se tut soudain, se murant dans un silence que l'homme ne put fissurer. Il ne put qu'écouter ses derniers conseils, et suivre Witan pour la suite du chemin, laissant la pauvre chaîne étalée seule sur le sol...

Marche de nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant