XIV-

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Comment imaginer un avenir sans la lumière du passé ? L'homme s'était toujours posé la question. Il avait toujours imaginé l'humain comme un être amnésique, reproduisant comme un enfant les mêmes erreurs sans jamais comprendre ni apprendre. Il avait toujours vu des gens tomber, puis se relever pour tomber. Cette persistance dans le schéma cyclique l'avait autant fasciné qu'exaspéré, et s'était considéré au-dessus de tout ce recommencement perpétuel : il ricanait de ces gens si stupides qui faisaient de nouveau confiance à un homme qui les avait abusés, il riait de ces personnes tellement ingénues qu'elles s'étonnaient encore et toujours d'une erreur déjà commise, il s'esclaffait du monde en général. Il s'était cru au-dessus de tout ; mais maintenant que tout avenir était compromis, que le présent n'existait plus pour lui, regarder le passé le rendait d'autant plus exaspéré qu'il remarquait n'avoir jamais rien appris de ses souvenirs. Il se trouvait demeurer un être amnésique, au même titre que les autres. C'en était presque fascinant. Comment être si idéaliste, pour être si persistant dans la déchéance ? Il lui arriva de poser la question à Witan, nonchalamment, et celui-ci avait sombré quelques secondes dans un profond silence réflexif.

« Il est vrai que les hommes sont d'éternels idéalistes... si l'on considère qu'ils se mentent à eux-mêmes.

- Comment ça ?

- Vous êtes toujours pétri de contradictions, vous complexifiez là où la simplicité devrait régner ; c'est un de vos nombreux défauts. Je ne dirais pas, en m'appuyant sur mes connaissances, que l'homme imagine son futur à la lumière de son passé, mais plutôt qu'il imagine son passé et son présent à la lumière de son avenir. Tu ne sembles pas me suivre... Nombreux sont ceux que j'ai rencontré et accompagné comme toi, et il n'y eut jamais d'exception : tous trafiquaient leur passé pour le faire coller au futur qu'ils s'imaginaient. Par exemple, une fois, un banquier avait vu dans le décès de sa mère et l'héritage gagné, un signe pour investir son argent dans son entreprise ; une autre fois, une femme, une boulangère, rata une fournée, et interpréta cet évènement comme un tournant décisif de sa vie, et changea de métier, alors qu'elle y pensait depuis quelques temps. Les hommes nomment ça de différentes manières, le destin, un signe métaphysique, une prophétie... Le fait est qu'ils sont presque opportunistes : quand cela les arrange, ils utilisent le futur, leurs projets, pour trafiquer le présent et le passé comme ils le souhaitent ; mais le fait est toujours que s'il y a bien deux choses que l'on ne peut modifier, c'est le présent et le passé. Penser à l'envers vous arrange bien, cela vous dédouane de votre hypocrisie. Mes mots sont sans doute un peu forts, mais il est parfois nécessaire de les poser, tu ne crois pas ? »

L'homme respira profondément et bruyamment. Tout ça, il le savait et l'avait toujours su au fond de lui. Il hocha la tête tout doucement. Witan continuait cependant.

« Je ne suis pas censé apporter de jugement sur votre condition, tu sais ; dans un certain sens, je trahis ici cette règle... mais regarde cette rue. »

Ils étaient arrivés ici en un battement de paupière, et se trouvaient à présent dans une grande rue bordée d'immeubles à hauts étages. Les quelques éclairages publics diffusaient une lumière sans couleur, fade comme une nuit de pleine lune. Aucune fenêtre ne trahissait de la vie, personne ne marchait sur les trottoirs, aucune voiture ne roulait sur le bitume froid. Cette rue semblait morte.

Rien n'aurait pu trahir le silence et le vide dans cet endroit, à part un son lointain de claquement, comme celui d'un fouet. Ce bruit résonna seul dans la nuit froide, comme une présence solitaire dans une montagne escarpée, son écho pour seule réponse ; et le son s'éloignant, tout redevint mort.

Le bruit revint cependant, une nouvelle fois, persistant dans son être, dans sa volonté irrémédiable de vivre et survivre dans cette nuit. Il tonna une fois, puis une deuxième et une troisième fois ; et toujours, le silence était sa seule réponse.

Mais soudain, la rue se métamorphosa brutalement : des lumières s'allumèrent subitement derrière les rideaux tirés, dévoilant des carreaux lumineux sur la surface noire de la route ; l'éclat des lampadaires s'en trouva supplantée, rendant leurs globes de verre prison d'un éclair mourant. Des bruits de pas, de déplacements de meubles retentirent ensuite dans tous les immeubles ; puis d'un seul cri, toutes les portes grincèrent et s'ouvrirent, laissant à la vue des deux compagnons toute une colonie de fantômes.

L'homme en eut presque peur : leurs faces blafardes étaient systématiquement entourées de cheveux éparses et ternes, mélangeant hommes et femmes en un seul sexe indéterminé. Leur longue chemise blanche atteignait les pieds, tel un drap jeté maladroitement sur une âme damnée, leurs pas se faisait rapide et traînant, comme contrarié par quelque poids. Tous, les yeux exorbités, promenaient leur regard de tous les côtés, guettant sans doute le fouet. Des dizaines et des dizaines sortirent des bâtiments, similaires en tout point. Parfois, de petits grognements se faisaient entendre.

Le fouet retentit une nouvelle fois dans le lointain, et à l'unisson, les âmes lourdes crièrent à l'unisson. L'homme, au milieu de tout ce monde, ne parvenait à comprendre. Il finit cependant par apercevoir comme une sorte de forme lumineuse entre les arbres de la forêt. Les âmes avaient dépassé l'hystérie, et levaient les bras vers le ciel en hurlant et pleurant.

C'était un traîneau. Un simple traîneau, sans animal, sans décoration, un simple traîneau noir guidé par un bougie qui survivait miraculeusement au vent de la vitesse ; lumière fluette et vacillante. A sa vue, les cris redoublèrent d'intensité, ce qui était dur à croire. L'homme en avait la tête qui tournait.

Ce traîneau passa rapidement au-dessus des têtes, mais l'homme put apercevoir à son bord une silhouette, sombre, masculine, masquée, tenant en ses mains un sac de jute rempli. Il aurait parié qu'un sourire mauvais était dessiné sur le masque noir, mais cela fut furtif, rapide, éphémère. En un battement de paupière, le traîneau avait de nouveau disparu ; et de la poudre blanche tomba du ciel.

Les âmes dans la rue sautèrent, les bras levés, n'abandonnant pas leurs cris maintenant heureux. La poudre tomba sur eux, sur leurs mains ouvertes, sur leur tête, elle recouvrit la rue et les trottoirs. Par tous les moyens elle devait être recueillie, le plus possible, le plus rapidement possible. Les âmes se montaient les uns sur les autres, se frappaient sans remords, criaient, levaient les mains, intimidaient les autres. En un instant, tout devint violence inouïe, guerre à la possession de la poudre blanche tombée du ciel. Ce n'étaient plus des fantômes, c'était des guerriers redoutables prêt à donner toutes leurs forces dans la bataille pour parvenir à leur but, quoi qu'il en coûte. Cette poudra était redoutable, l'homme aurait presque vu des serpents dans le traîneau.

Il ne savait comment il avait pu se sortir de cet amas gluant et repoussant, s'agglomérant avec tous les corps entassés dans leur recherche désespérée et perdant de vue toute réalité. Ils étaient perdus depuis bien longtemps. Hors de tout, l'homme les regarda le visage triste ; la déchéance n'a plus de limite, ici comme ailleurs. Peu importe le passé, le présent ou le futur. Tout fut, est et sera déchéance et violence. Il détourna le regard.

Witan avait gardé près de lui, loin de tout ça, la lanterne, en simple spectateur. L'homme s'approcha d'un pas rapide, attrapa la lanterne d'un geste rapide.

« Alors ? Demanda Witan. »

Il n'eut pour seule réponse qu'un éloignement et un dos.

Marche de nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant