VIII-

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Le vent, guide spirituel des âmes troublées, ne quittait pas les deux voyageurs dans leur marche qui commençait à se faire longue. Certes il n'était plus porteur de l'hiver, dégageant une fraîcheur douce d'une fin d'été, mais sa force rocailleuse ne faiblissait pas. Les écureuils étaient depuis longtemps partis vers l'inconnu, tout comme l'homme le faisait depuis son entrée dans cette forêt. Avancer, toujours avancer, et découvrir, toujours découvrir. Portant la lanterne à bout de bras, l'homme continuait pourtant, forgé par la vie. Witan persévérait dans son calme silence, un léger sourire au coin des babines.

Un chemin tracé au sol survint alors : c'était une légère trace qui semblait avoir été créée par le passage continu d'un monde pourtant invisible, ou déchu. Spontanément, les deux compagnons l'empruntèrent. L'homme ne savait où il menait, d'où il venait. Il fallait le découvrir à coup sûr. Le chemin s'élargissait devant eux, poussant les arbres et les racines sur le côté ; il fut bientôt aussi large qu'un cheval. Et ce chemin maintenant empruntable déboucha sur une table.

L'homme s'avança jusqu'à elle. Ce n'était pas vraiment une table, mais plutôt un champignon large et plat, sur lequel étaient disposés un masque blanc, simple. Il les regarda longuement sans comprendre.

« Nous entrons dans une partie étrange de la forêt, dit alors Witan, où les âmes se sont pas ce qu'elle semblent être. Se mettre à nu, c'est risquer d'exposer ce que l'on aimerait pas que les autres sachent. Pour cela, il faut mettre le masque. »

L'homme s'exécuta dans rechigner. Il prit le seul masque et le mit devant son visage ; on ne pouvait plus le reconnaître. Ils avancèrent ainsi dans ce coin de la forêt.

Pendant un moment, ils n'aperçurent rien ni personne ; seuls les troncs noirs se laissaient voir et seul le vent se faisait entendre. La lanterne ne laissait rien paraître d'autre ; mais soudain le vent tomba, comme un corps lourd ; et l'homme entendit une lointaine musique, un chant d'oiseau ou peut-être un violon, résonnant comme dans une salle de bal. Les troncs semblaient s'écarter les uns des autres sans pour autant laisser voir le ciel, du fait de leurs voûtes feuillues. La musique s'intensifiait, mais n'accélérait pas ; elle gardait toujours son air entraînant et ternaire. Bien vite, l'oiseau violoniste ne fut plus seul, et des cuivres, des cordes et des bois se joignirent au chant. La forêt entière semblait être un orchestre.

En avançant dans ce lieu rendu magique, l'homme aperçut alors au loin entre les arbres des silhouettes vagabondes et heureuses. C'était un couple habillé de blanc, entièrement blancs. Un homme si fin et si élancé tournoyait gracieusement avec une femme à la belle robe de neige. Ils tournaient encore et encore, tels deux amants que la nuit n'arrête. L'homme crut entendre un rire clair dans cet air de fête. Bien vite, d'autres couples firent leur apparition de part et d'autres de la salle de bal, calquant leurs pas sur la musique cristalline. L'homme pouvait presque voir des lustres au plafond, qui éclairaient cette scène d'une belle lumière chaude. Les violons, les contrebasses, les hautbois redoublaient d'effort à chaque mouvement de danse, intensifiant l'air de fête et le plaisir. Tous les couples tournaient à n'en plus finir, ne semblant connaître que l'intense plaisir de la valse et la danse en couple. L'homme avait presque envie de prendre part à ce bal, cherchant une âme seule excentrée sur un côté, mais il ne vit personne. Toutes dansaient déjà avec ces hommes si fins et si élancés. Les deux compagnons traversaient cette joie et ce moment de plaisir, ne sachant où donner de la tête tellement chaque couple représentait la grâce et l'union sincère. Ils finirent pourtant par arriver au bout de la salle, et l'homme se retourna une dernière fois vers ces beaux danseurs et cette musique si entraînante. Tous portaient des masques aussi blancs que leurs habits.

Ce n'est pas parce qu'ils quittaient la piste qu'ils quittaient la salle. La musique était toujours là, cachée parmi les feuilles et les troncs environnants. Les violons encore dégageaient leur mélodie ; seulement, plus aucun danseur ne venait où ils étaient. C'était comme un fond de salle, dénigré et vide. Vide pourtant il ne l'était pas : un homme, au masque blanc comme les autres, se trouvait là, seul. Son masque avait une étrange particularité : de tous, c'était le seul à posséder une bouche, et plus encore, un sourire. Des couples apparaissant passaient devant lui, et lui accordaient un léger signe de tête, qu'il rendait avec le triple de grâce. C'était le parfait gentilhomme. Pourtant, l'homme en s'approchant crut déceler un je ne sais quoi, une bavure dans la toile si blanche de son être ; mais il n'aurait su dire ce dont il s'agissait. Il s'arrêta donc à sa hauteur, intrigué.

Une autre âme fit son apparition, et l'homme en fut surpris : il ne portait aucun masque ; il n'en avait d'ailleurs aucun dans les mains non plus. Il se montrait à nu, au milieu de tous ces masques. La personne au masque souriant, en le voyant, émit un petit rire, interprétable par peu ; mais l'homme avait compris.

L'âme sans masque se fit aborder par le masque souriant, et la conversation démarra comme s'il eut été naturel que cela se fasse ainsi. Étrangement, même au plus près d'eux, l'homme ne pouvait rien entendre. Les paroles étaient couvertes par le violon, ou étaient emportées par le vent, il n'en savait rien ; mais le masque souriant l'intriguait.

Ce que pensait l'âme sans masque était si transparent que le cristal semblait inane. Il semblait à la fois perdu dans un monde qui lui était étranger, et heureux d'y être, comme un décentré. Son regard virevoltait tout autour de lui, ses mains maintenues dans son dos. Il avait l'air d'être l'innocence pure, un enfant qui n'a pas encore vu le monde et ses multiples visages. Il semblait émerveillé de tout, d'un rien, il ne savait où donner de la tête et n'accordait que peu d'attention à son interlocuteur. En face de lui, l'âme souriante, patiente, attendait et lui parlait calmement.

Leur discussion dura longtemps, et eut des effets notables sur les deux personnages : l'innocent finit par se concentrer sur le sourire de l'autre, et perdit le sien au fur et à mesure qu'il le regardait et qu'il écoutait ce que le gentilhomme en face de lui avait à lui dire. La fleur, si belle, si blanche, se fana peu à peu et se dessécha, faisant tomber ses pétales par paquets. Innocent, il ne semblait plus l'être ; en une poignée de minutes, le souriant lui avait esquissé les prémices de la vie humaine. Le masqué, l'âme blanche par ses habits, avait quant à elle comme volé cette joie qui s'envolait : pendant que l'innocent fanait, lui embellissait son sourire et sa blancheur. C'était peut-être un effet de contraste avec cette fleur desséchée d'à-côté, mais l'homme en était plus que sûr : auparavant, son sourire ne chatouillait pas ses oreilles du fait de son incroyable longueur. Comment agir, sinon regarder ?

Quand la fleur fut totalement fanée, cette âme bienveillante et souriante, la rassura d'une main sur l'épaule, agrandissant son air heureux à chaque larme qui coulait sur le visage de l'ancien innocent. Mais bienveillant comme il l'était, il lui fallait agir ; et de derrière son dos, il fit découvrir un masque blanc et pur.

L'homme fané et gris regarda cette étrange objet avec œil suspect, peu sûr ; mais devant l'insistance de son compagnon, il le prit, le fit tourner lentement entre ses doigts, l'admirant et apprivoisant son opinion. L'homme souriant attendait sagement ; alors il le porta à son visage, et il eut un instant où il sembla comme crispé, puis d'un coup, tout son corps se relâcha. Quand il releva la tête, son visage gris n'était plus et à la place, l'air lisse et froid du masque montrait toute sa blancheur. Les deux hommes se serrèrent la main, et l'âme souriante montra d'un geste vague la piste de danse, où au loin on apercevait encore quelques silhouettes tournoyantes ; et le nouveau masqué y alla, sautillant de joie. L'homme spectateur en fut abasourdi.

Quand il fut bien éloigné, bien intégré à la danse fiévreuse de la valse, le masque souriant tomba de son propriétaire, avec un geste sourd. Le sourire si bienveillant et si grand, l'homme de sa lanterne put enfin le voir, cachait le plus maléfique des sourires. Son teint n'était pas gris comme une fleur fanée, mais noir, noire comme la nuit et les profondeurs du monde. Il s'était délecté des larmes comme un élixir de vie, et avait rendu une âme blanche par nature, fade et cachée. Il ramassa alors son masque, le repositionna comme auparavant, et s'éloigna vers la danse avec un rire sorti des tréfonds de la terre.

L'homme, les mains crispées sur sa lanterne, le regarda partir sans rien dire. Quand Witan s'approcha de lui et lui demanda si tout allait, il répondit :

« Son rêve fané, il a abandonné l'idolâtré pour te conformer...

- Est-ce grave ?

- Non, même si c'est triste et douloureux. Il a dû lui apprendre les fondations de la vie humaine, pleine de vices et de fourberies. C'était nécessaire, comme c'est nécessaire parfois d'abandonner ses rêves quand on voit trop grand. »

Et sur ce, il reprit sa route, sans voir la mine désolé de Witan.  

Marche de nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant