XVIII-

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Les deux compagnons marchèrent longtemps côte-à-côte, parlant sporadiquement. L'accoutumance n'est pas manichéenne, et la côtoyer délie les langues autant que les esprits ; si bien que l'homme commença à prendre plaisir à parler, et même à sourire. Witan fut pour lui pendant quelques instants presque un ami, un ami philosophe sur la vie et tout ce qui la compose, et la mort. L'homme se surprit à renchérir et à débattre sur le bonheur humain, sur l'amour, sur les raisons de vivre qui nous poussent à l'action. Rarement ils étaient d'accord, mais Witan incarnait dans la discussion cette sorte de posture objective de patriarche qui sait tout, qui connaît tout ; à côté l'homme, avec sa vision subjective de la vie, l'incarnait davantage. Et pourtant, ce débat incessant était enrichissant. Parler devenait plaisant, assurément.

Embarqués dans son débat existentiel, l'homme ne remarquait pourtant pas que devant lui, éclairée par la lanterne, une silhouette se découpait dans la pénombre. Elle marchait rapidement de ses petits pas , tentant d'avancer le plus vite qu'elle pouvait. C'était une silhouette menue, et familière si l'homme daignait la regarder ; mais le débat était captivant, et le chemin si familier qu'y prêter un regard ordinairement n'apportait rien. Pourtant, les deux compagnons avançaient vite, bien plus vite que ce petit bonhomme.

L'homme finit par le remarque quand il fut à un pas à peine devant lui, et il reconnut immédiatement son habit de gymnaste ; il fut d'ailleurs très étonné de l'apercevoir là, mais commençant à connaître la coutume de ce lieu magique, il n'alla pas plus loin dans ses sentiments. Le débat entre les deux compagnons s'arrêta là, et tous deux attendirent de voir ce qui pouvait advenir de ce petit homme.

Il avançait toujours, inexorablement, persistant dans sa marche rapide qui devait grandement le fatiguer. Les deux compagnons continuaient à la suivre, encore et encore, de plus en plus amusés par la situation. S'adaptant à son rythme, les arbres autour d'eux les croisaient avec plus de lenteur, davantage nonchalamment, comme s'ils prenaient le temps d'admirer les voyageurs et de les saluer comme il se doit ; mais le gymnaste avançait du mieux qu'il le pouvait, encore et encore.

Soudain, il s'arrêta ; les deux compagnons firent de même. Tout autour, l'obscurité semblait avoir tout dévoré, et aucun arbre, aucun tronc ne se laissait apercevoir. Pourtant, une faible lueur voletait dans cette pénombre infinie, une lueur bleue. Elle s'approchait en virevoltant dans le noir, comme une luciole un soir d'été ; et cette lueur grossissait, s'approchait. Le gymnaste regardait cette lumière avec émerveillement, et s'approcha inconsciemment sans doute d'elle de quelques pas.

Cette lumière, c'était la fée formée par la larme du roi aux pierres précieuses. Elle avait grandie en âge, devenant une belle jeune femme, mais pas en taille : elle restait infiniment menue, infiniment frêle, comme une enfant que l'on a irrémédiablement envie de protéger. Cette petite fée avançait vers le gymnaste autant que lui avançait vers elle. Il commençait à se perdre dans la pénombre, se faisant manger les cuisses, mais peu importait. L'homme le sauva de cette emprise dévoratrice en tendant toujours plus sa lanterne et en le suivant vers la fée. Les retrouvailles approchaient à grands pas.

Soudain, un énorme grognement se fit entendre, faisant tout trembler jusqu'à la bougie de la lanterne. Le gymnaste vacilla un instant, manquant de s'éteindre ; mais la volonté de toucher la fée, de la sentir entre ses doigts était plus forte que tout, et il reprit sa marche vers elle ; l'homme dut suivre une nouvelle fois. La fée, quant à elle, semblait n'avoir rien remarqué, et continuait ingénument sa trajectoire hasardeuse dans les airs.

Le grognement, plus fort encore, retentit une fois encore, et à ce moment-là, l'homme crut apercevoir derrière la fée un silhouette plus sombre que la pénombre ; elle l'était tellement que l'obscurité dévorante de la forêt semblait presque pâle à côté. Cette forme étrange d'abord surplomba la fée comme sa propre ombre. Elle semblait la veiller, la protéger dans son vol de mouche, mais cette présence était d'autant plus inquiétant que la fée ne semblait pas l'avoir remarquée.

Un grognement, plus sourd, se fit entendre alors. Le gymnaste n'était qu'à quelques pas de la fée chérie, et pouvait presque la toucher du bout des doigts ; son sourire était démesurément grand, ses yeux incroyablement scintillants. Il allait bientôt retrouver sa fée.

Mais soudain, l'ombre sembla lever un bras, ou une patte, l'homme n'aurait su dire, et d'un geste violent, attrapa la fée qui ne put réprimer un léger cri. Le gymnaste courait à présent, mais la fée s'éloignait dans les griffes du monstre. Elle était prisonnière, se débattait comme elle le pouvait, mais sa frêle silhouette ne pouvait pas faire grand-chose face à ce montre obscur. Il ne resta de la lumière de la fée que la tête qui criait encore et encore, qui appelait son créateur en l'implorant. Lui courait, sans jamais pouvoir la rattraper ; puis elle disparut complètement, emportée par la bête ; et plus aucun cri, plus aucun grognement ne retentit dans la forêt. Même la lanterne brandie par l'homme ne put réprimer cela.

Le gymnaste tomba à genoux, et cria de désespoir aussi fort que le monstre avait pu le faire avant lui. Ce cri déchirant gela le temps et l'espace infini dans un son pendant quelques instants, comme si la forêt se retrouvait enfermée dans une bulle ; mais toute bulle éclate un jour, et le désespoir l'ayant complètement vidé de ses forces, le gymnaste se tut et ferma les yeux ; puis in tintement cristallin se fit entendre. Le petit homme pleurait ; mais ses larmes n'étaient pas liquides, et avaient retrouvé leurs formes d'antan : des formes de pierres précieuses. Le roi revenait à son malheur. Ses pleurs tintaient sur le sol comme du verre qui se brise, et ce bruit devenait frénétique, telle une pluie battante.

La lanterne éclairait le dos de cet infortuné qui, dans sa solitude maintenant complète, restait là, à genoux, à pleurer sa fée disparue. Son existence ne valait plus rien, elle n'avait plus de motivation. Il ne servait plus à rien.

Longtemps il pleura là, près des deux compagnons qui le regardaient impuissants. La pénombre, l'homme l'aurait juré, le menaçait à chaque instant ; et soudain, comme une existence creuse, une brise l'ébranla et fit vaciller ses contours. Et alors que le vent éphémère se calma, il se désagrégea et peu à peu il devint poussière. Il faisait maintenant complètement partie de l'ombre.

Marche de nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant