XII-

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Il fallut continuer à avancer, à maintenir le cap malgré les sensations vécues. Continuer et ne pas se retourner, voilà ce qu'il fallait. L'homme, le regard droit, la mine en apparence fière, marchait à la manière d'un métronome, touchant quelques fois son bras du bout de la lanterne. Il fallait continuer, et ne pas se retourner, surtout pas.

Autour de lui, champignons et fougères avaient abandonné les rangs, laissant la place à d'épais buissons épineux, de la taille d'une chèvre adulte ; une minute d'inattention, une légère déviation du chemin initiale, et le tissu du pantalon était emporté par les grosses épines bordant le tracé. Heureusement, le métronome ne dévia pas de sa ligne droite.

Les ronces pourtant ne tardèrent pas à s'écarter, jusqu'à disparaître d'entre les arbres : plus rien ne se trouvait alors entre les immenses troncs s'allongeant jusqu'au ciel. La forêt s'éclaircissait d'ailleurs, même les arbres prenait de la distance entre eux. Au bout d'un moment, on aurait pu se croire dans cette frontière si poreuse à l'orée d'un bois, où la nature indécise hésite à s'arrêter. Pourtant, même sans troncs, les branches continuaient à cacher le ciel de leurs feuilles sombres.

Il apparut alors, devant les deux compagnons, une lumière diffuse, grise et ne transmettant pas les couleurs, une lumière fade et pâle ; dans ce trou sylvestre se trouvait un petit lac, si petit, voire un grand étang, si grand ; c'était lui qui émettait cette lumière.

L'homme arrêta ses pas à quelques centimètres seulement de l'eau ; il la regardait distraitement, presque sans voir. Il n'apercevait même pas les étranges algues qui émettaient la lumière, les ombres qui se faufilaient entre elles par petits bancs, ou encore les rares âmes qui, dans la même position que lui, regardait eux aussi l'eau, mais avec crainte et espoir. Ces âmes étaient certes à quelques mètres de lui, mais leurs râles et leurs pleurs se faisaient si forts qu'il étaient difficile de ne pas les remarquer ; pourtant il y réussit.

« Ce lac est si calme... Il donne envie d'y plonger et de ne pas en ressortir... »

Witan émit un petit cri, qu'il réprima rapidement.

« Malheureux, ce geste n'est pas sans conséquence ! Ce lac vient d'un autre monde et d'un autre temps. Il a gardé des propriétés exceptionnelles, mais qui ne sont pas dénuées de revers coupants.

- Pourrais-tu t'expliquer, demanda l'homme qui se détourna enfin du lac ?

- On nomme ce lac le lac des Illusions ; ceux qui y plongent voient leurs doutes et leurs peines transformés en illusions, et se persuadent de leur véracité. On y abandonne en quelque sorte les poids de notre âme... Regarde ces gens : leur vie est misérable, et ils ne savent pas comment la changer à tout jamais.

- Pourquoi n'y plongent-ils pas ? Ce lac fait des miracles !

- Je te l'ai dit, ce geste n'est pas sans conséquences : ils oublieront leurs peines certes, mais les expériences aussi négatives soient-elles forgent les choix de demain, et les oublier revient à recommencer nos erreurs, et donc s'enfoncer dans nos peines plus profondément encore. C'est briser la linéarité de la vie pour la rendre cyclique.

- s'ils se morfondent dans d'autres peines, ils pourraient toujours revenir se baigner dans ce lac !

- Tout n'est pas si simple, cher homme ! Plus on vient ici et plus notre vie est illusion ; et vivre entièrement dans des illusions qui auraient remplacé tous les souvenirs n'est pas une fin en soi, surtout que les erreurs répétées enfoncent toujours plus, je l'ai déjà dit. Il finira un moment où, se berçant de trop d'illusions, on ira jusqu'à oublier notre propre identité... Alors il est normal que ces hommes hésitent et pleurent, puisque entrer en ces eaux revient à commencer un interminable cercle vicieux. »

Les deux compagnons se turent un instant, plongeant leur regard dans cette eau lumineuse. L'homme n'osait voir les pleurs et les râles près de lui, il refusait de leur donner contenance dans son âme. Dans l'eau les poissons nageaient encore.

Un son singulier se fit entendre, suivi d'ondes à la surface de l'eau auparavant si calme : un homme avait avancé d'un pas et immergé tout un mollet. L'homme accepta de le regarder, lui le courageux, ou plutôt l'imprudent.

C'était une silhouette seulement, on n'aurait pu dire un véritable homme ; voutée, petite et maigre, ses contours semblaient flous, comme balayés par l'air mais résistant de mieux qu'il pouvait, et surtout singuliers, comme si un bout manquait. Ses pas se faisaient lents, méthodiques et réfléchis. Il semblait avancer avec détermination.

Derrière lui, tous s'étaient tus. Tous l'admiraient, ou le plaignaient ; tous ne pouvaient détacher le regard de cette âme qui avait su ou pu sauter le pas. La seule jusqu'à présent. A chaque pas effectué, des petits cris de surprise se faisaient entendre, comme si c'était toujours plus surprenant qu'il aille aussi loin. Cette homme était à la fois leur héros et leur sujet de renoncement.

Il avança encore et encore, jusqu'à être entièrement immergé ; et alors un silence pesant se fit sur ce lac. Pendant un court instant qui sembla des années, rien ne bougea, tout était figé dans une image pour l'éternité. Aucune feuille, aucune brise ne dérangea l'atmosphère. Puis une tête émergea de l'autre coté du lac, au loin.

C'était sans doute la distance, mais la silhouette qui était entrée dans l'eau avait changé du tout au tout. Elle semblait à présent grandie, forcie et complète. Elle semblait lumineuse, de la même manière que l'eau du lac ; mais surtout, quand il se retourna vers le lac pour le regarder une dernière fois, toute marque de larmes, toute marque d'appréhension avaient disparu au profit d'un visage presque juvénile et sans aspérités. Il semblait lavé. Alors, un sourire aux lèvres, il marcha vers la forêt et disparut d'entre les arbres, comme si nulle épreuve avait eu lieu pour lui à l'instant.

Les autres silhouettes enveloppées de guenilles instantanément reprirent leurs pleurs. Quelqu'un leur avait montré le chemin, mais aucun d'eux ne prit exemple pour s'élancer vers l'eau, préférant encore peser le pour et le contre jusqu'à la déchéance complète de leur âme. Même lorsque les deux compagnons finirent par contourner le lac et suivre les pas de l'homme dans la forêt, les cris et les râles raisonnaient encore entre les arbres, et ce sans doute pour l'éternité.

Marche de nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant