XIX-

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L'homme marchait encore et encore. Il sentait que la fin approchait, il n'aurait su dire pourquoi ; sans doute était-ce parce que les arbres autour de lui se clairsemaient, comme si l'orée était proche, ou parce qu'il croyait voir dans l'obscurité de l'horizon une lueur, comme une lune perçant les feuillages. C'était comme si la forêt lui indiquait la fin de son voyage par des signes imperceptibles, telle une aide tardive mais présente; ou était-ce seulement une construction de sa pensée qui retranscrivait dans les éléments du paysage les indices qu'il voulait y trouver. La seule chose qu'il pouvait affirmer avec certitude à ce moment-là était qu'il marchait.

La faible lueur lunaire qu'il croyait apercevoir ne s'approchait pourtant pas au fil des pas. Seule la lanterne qu'il portait arborait fièrement une lumière sûre. Il ne savait plus démêler le vrai du faux dans cette forêt étrange, et il avait appris à ne plus s'en soucier. Tout ce qu'il avait vu avait été un écho en lui, mais cet environnement, cette forêt, il n'aurait su dire pourquoi ni comment, semblait n'avoir été d'aucune aide. Elle semblait le regarder dans sa marche, le narguant par sa longueur et son appétit dévorant, sans jamais agir et sans jamais chercher à le faire. C'était le mer d'huile d'une nuit d'été, calme et mystérieuse, mais pourtant si dangereuse si l'on détourne l'œil. Ces arbres si hauts, ces cimes si grandes malgré tout semblaient être la barque sur les flots. Cette forêt était à la fois tout et rien, silence et bruit, rationnelle et infiniment magique ; mais il savait qu'il allait la quitter.

Cette pensée, graine germée dans son esprit, ne tarda pas à se vérifier ; et cette vérification, ce fut un bureaucrate incroyablement concentré qui le lui donna. Il finirent en effet par arriver dans un endroit étrange ; l'homme n'aurait su dire s'il avait quitté ou non la forêt qu'il parcourait jusqu'alors, car brusquement, au lieu des troncs habituels se dressaient d'immenses colonnes de dossiers empilés jusqu'au ciel ; la forêt se trouvait remplacée par l'homme. Pour autant, la cime des arbres se déployait encore et cachait toujours le ciel, comme si cette forêt qui l'avait abrité tentait de la protéger une dernière fois. L'homme s'attarda un moment sur ces grandes piles de dossiers, symbole de nature humaine. Pourtant, ces colonnes n'étaient pas les seuls composantes du monde de papier où l'homme se trouvait, puisque tous les buissons, toutes les pierres étaient à présent de petits tas de feuilles empilées, et seul le chemin et l'herbe n'était pas réellement papier. Mêmes les feuilles d'arbres semblaient découpées dans du journal, puisqu'elles portaient la trace d'écrits incompréhensibles. L'homme essaya bien de lire quelques lignes d'une d'entre elles, mais les symboles utilisés lui étaient inconnus, et il n'aurait pu les déchiffrer. Le monde de papier était pour lui comme pour n'importe qui bien étrange.

L'homme cependant continua d'avancer parmi ce nouveau monde. Il croisa de nombreux autres arbres, de nombreux autres pierres de feuilles. Ce paysage ne changea pas jusqu'au bureaucrate.

L'homme marcha jusqu'à un immense bureau, empli comme la forêt alentour de papiers et de dossiers. Cela formait deux monticules, un de chaque coté d'un homme en costume qui, penché sur un dossier, était concentré à écrire et à chuchoter ; une fois la feuille finie, il refermait le dossier, le jetait à sa droite, et en prenait un autre à sa gauche pour se pencher, écrire et chuchoter à nouveau. Ce mouvement perpétuel ennuya bientôt l'homme, qui se tourna vers Witan en quête de réponse. Le guide, un sourire imperceptible aux lèvres, attendit patiemment.

Le bureaucrate continua à se pencher, à écrire et à chuchoter un long moment encore. Ce fut laborieux, d'autant plus que les tas ne diminuaient pas pour autant sous l'effet de ce travail consciencieux ; chaque fois, un dossier réapparaissait discrètement et silencieusement, rendant la tâche aussi infinie que l'obscurité sylvestre. L'homme finit par perdre patience, et frappa le bureau de ses mains, dans un bruit qui résonna longtemps entre les arbres de papier ; mais l'homme n'émergea pas de son travail pour autant. Tout ce qu'il disait restait « Tout ce travail, je n'aurai jamais terminé ! ». La forêt entière était son travail, il ne pouvait pas s'arrêter ne serait-ce qu'une seconde. Sa vie était son travail. Sans cette forêt, que pourrait-il être ?

Marche de nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant