XIII-

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Le froid se faisait de plus en plus dur, l'air semblait se figer au fur et à mesure qu'ils avançaient ; c'est comme si les arbres, auparavant si protecteurs, ne pouvaient plus de leurs grandes branches retenir le poids qu'ils maintenaient en-dehors de la forêt. L'air se faisait lourd, les arbres coupant, les cœurs grelottant.

La main qui tenait la lanterne était gelée ; elle ne pouvait pas comme sa jumelle se cacher dans les vêtements du mieux qu'elle le pouvait ni se protéger par une épaisse fourrure. Elle était condamnée à braver le froid, à se maintenir en l'air, pour garder la lumière sur le chemin. Sans elle, la lueur de la lanterne n'était pas, ni la marche, ni le reste. Elle était le premier maillon de cette chaîne si importante ; mais symbole parmi les symboles, cette main était le reflet de l'homme tout entier.

Ce froid si intense était pourtant bien étrange : aucun vent ne soufflait, aucune neige ne tombait, aucun morceau de ciel trahissait une faiblesse des arbres. C'était comme un drap que l'on avait posé négligemment, et qui était délicatement tombé, assombrissant de son tissu une partie entière cette immense forêt. Mais l'homme, malgré sa main, malgré la lanterne, avançait toujours, talonné de près par Witan.

Cet air de plomb finit pourtant pas s'amenuiser, tel un miracle du monde. Ce n'était pourtant pas la fin du froid, loin de là : bien présent, et pour longtemps, il finissait par devenir un compagnon de l'homme au même titre que Witan. Ce compagnon joue pourtant des tours, et parfois frivole, il lui arrive de partir pour revenir quelques temps après ; c'est ainsi qu'au beau milieu de la forêt, sans signe avant-coureur, le froid les quitta pour laisser la place à une chaude soirée d'été. En un claquement de doigt, tout changea, jusqu'à l'impression des arbres, et l'homme en eut le souffle coupé. En un instant, il se téléporta de l'arctique au Maroc.

Il mit un moment à se reprendre, à haleter pour gagner du souffle et ses esprits. Witan à côté, attendait patiemment ; il n'avait pas vu qu'un ami ne vient jamais seul, et que des présents étaient laissés non loin d'eux, sur une colonne de marbre. Il fallut un long moment pour que l'homme, de nouveau sur pied et avec une main dégelée, remarque la colonne. Il s'en approcha doucement mais sûrement, maintenant accommodé de ces sortes de présents.

Cependant, jamais il n'avait vu pareille colonne : une véritable scène se jouait sur les bas-reliefs qui l'ornaient. En effet, on aurait dit une guerre ou plutôt un arrêt du temps sur l'avant-guerre, au moment où les deux camps fondent l'un sur l'autre avec toute la rage imaginable. Les combattants pourtant semblaient flous, ou plutôt incertains : sur la gauche, un croisement de loup et de tigre montraient leurs dents, guidés par des hommes-crocodiles ; sur la droite, des licornes se mêlaient à des oiseaux et à des poissons, tous auréolés de sauge. Cette scène, bien qu'étrange, paraissait presque vivante, mouvante. A tout moment, un tigre-loup agrippait de ses puissants crocs un frêle cou d'oiseau, sitôt combattu par une licorne. Pourtant, ce qui était vraiment étonnant avec cette colonne, était ce qui était posé presque nonchalamment dessus : un pièce d'or, une fleur de lotus et une dague tranchante.

Instinctivement, l'homme se tourna vers Witan, qui soupira et s'approcha d'un pas léger. Ils regardèrent tous deux les trois objets, la colonne et ses dessins.

« C'est beau, n'est-ce pas ?

- Quoi ici est beau ?

- Le dilemme, voyons.

- Le dilemme ?

- Prends la dague. »

L'homme s'exécuta sans discuter. D'un geste rapide, il attrapa l'arme, dont le pommeau semblait tout droit venu du plus froid de l'hiver ; sa main recommença à geler, mais il maintint la dague entre ses doigts. Il attendit patiemment que Witan poursuive.

« Je parle effectivement d'un dilemme. C'est un dilemme que beaucoup d'hommes font, parfois sans s'en apercevoir vraiment ; c'est d'ailleurs regrettable qu'ils ne prennent pas la peine d'y consacrer ne serait-ce que quelques minutes... Mais soit ! Tu as devant toi une pièce d'or et une fleur de lotus. La première est symbole d'action, d'élévation sociale et de forte rémunération, mais d'une complication sur tous les autres plans ; la seconde représente l'inaction, une vie dure financièrement mais heureuse. Avec ton arme, tu dois en percer une. Entacher l'un, c'est garder l'autre intacte. Comprends-tu ? »

L'homme hocha la tête d'un air vide.

« Maintenant, quel choix as-tu fait ? Ce choix a déterminé ton futur... »

L'homme regarda tour à tour les deux choix d'un regard vague. Au fond de lui, il connaissait sans doute pertinemment la réponse. Il ferma les yeux quelques instants. Sa main gelait toujours.

A peine quelques secondes plus tard, on entendait le bruit cristallin de la lame tintant sur la colonne de marbre, après avoir transpercé le choix. Peu après, les deux compagnons se remirent en route, dans le silence le plus complet, quittant de ce fait la chaleur étouffante. Devant le silence persistant de Witan, l'homme ricana jaune et dit :

« Pensais-tu que je n'avais pas fait ce choix-là ? »

- Là où le vent te porte, la graine est déjà semée, cher homme. Je ne rien y faire... »

Marche de nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant