XV-

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 L'homme en avait marre des troncs. Des troncs, des troncs, encore des troncs. Il se refusait à l'accoutumance, lui qui sa vie durant avait toujours voyagé, bougé, lui qui n'avait jamais supporté la simple routine, la pure routine ; il aurait préféré manger du tigre si on lui avait proposé plutôt que ceci, tout ce qui se cachait derrière ce mot, si vague, si imposant : l'accoutumance. Jamais il n'avait laissé ne serait-ce qu'une seule fois laissé les mêmes gens l'approcher, lui parler, le côtoyer, les mêmes lieux l'encadrer, l'envelopper, les mêmes sentiments l'aborder ou l'attraper. Tout ça, il l'avait toujours balayé d'un revers dédaigneux de la main, n'y prêtant qu'une attention dérisoire ; alors ces troncs, ces nombreux troncs qui revenaient sans cesse comme l'air d'une boite à musique, toujours les mêmes écorces, les mêmes branches, les mêmes racines nues, tout ça, il se refusait à les assimiler en lui comme une constituante de son voyage. Il ne pouvait imaginer un instant y consentir, ne serait-ce qu'y penser. C'est ainsi que le front droit, les yeux dirigés vers l'horizon obscur, les sourcils froncés, il avançait d'un pas sûr au-dessus de toutes ces racines et tous ces arbres. Witan, à coté de lui et comme à son habitude, le suivait d'un pas leste et d'un air presque joyeux.

Soudain, entre les arbres, un sifflement retentit. L'homme s'arrêta un instant, tira l'oreille pour mieux connaître la provenance du son. Tout ce qui se fit entendre ensuite fut l'aboiement d'un chien, à la fois court et sonore. L'homme, rassuré, allongea la jambe puis le pas : tout ceci annonçait une atmosphère champêtre, rien de bien dangereux ; et en effet, il virent bientôt apparaître une clôture de bois entre les nombreux troncs, laissée seule comme à l'abandon. Devant eux, un simple portail fait de trois planches clouées. Sans hésiter, l 'homme, de sa main libre, l'ouvrit et amorça sa marche dans le champ.

L'homme sentait la douce sensation de l'herbe fraîche sous ses pieds, qui glisse et crisse par son humidité. Cela lui rappelait presque le grand jardin de sa grand-mère, qui s'étendait tout autour de la maison comme les vagues d'un océan, ondulant avec les collines et les vents. La brise soufflait ténue entre les branches des arbres, sans pour autant en faire apparaître le ciel caché par les feuilles et sans faire surgir les secrets du monde. Le crissement de la chaussure du grand-père faisait alors dessiner ses longues moustaches empreintes d'un sourire franc, les cerises dans les arbres près de la terrasse ombragée, la douce odeur du pain chaud sortant du four s'envolant jusqu'à ses narines. La campagne s'étendait là, devant lui et jusqu'à fin de la terre, comme une présence éternelle dans ses yeux et son cœur. Il apercevait même le voisin au loin, ses vaches à ses cotés, un beau chapeau de paille sur son crâne dégarni par l'âge. L'homme s'approcha doucement, presque sans bruit et faisant encore crisser l'herbe sous ses pas. Il voyait les vaches grandir et grossir, le voisin se détailler ; mais plus il avançait, plus il décrépissait aussi : son chapeau n'était bientôt plus que cendre, ses belles vaches grasses chimères. L'herbe ne crissait plus maintenant, et soudain, l'homme vit ce qu'il devait voir : un pré misérable entre les arbres de la forêt éternelle, peuplé de bêtes passives et molles, et gardées par un vieil homme qui tenait un seau comme lui tenait la lanterne.

L'homme eut alors un mouvement de recul : ces bêtes qu'il avait prises pour des vaches, étaient énormes, cachant de leurs corps la pénombre lointaine de la forêt ; à peine pouvait-on voir leurs pattes, qui étaient aussi maigres que des bâtons. L'homme regarda presque avec dégoût ces bêtes hideuses, il ne savait que faire et que penser. Pourtant, ce n'étaient pas ces bêtes qui étaient les plus troublantes, mais le fermier : sa tête d'œuf reposait sur un corps squelettique.

Ce fermier s'approcha de ses bêtes avec le seau, et s'arrêta devant elles. Il regarda un long instant ces énormes difformités avec un air satisfait et un sourire franc sur les lèvres ; ce devait être la quintessence de sa vie, la représentation de centaines d'heures de travail, la finalité de son art. Puis, en un geste presque théâtral, il plongea la main dans le seau et lança un nuage de sortes de pièces en l'air. A peine touchèrent-elles le sol que toutes les bêtes se ruèrent dessus avec avidité et férocité. Elles se bousculèrent, elles se griffèrent avec une violence inimaginable. Les morsures fusaient et l'homme voyaient les maigres pattes remuer pour tenter de frapper les ennemis et pour gagner ne serait-ce que quelques pièces. L'homme n'avait jamais autant vu de férocité qu'à ce moment-là ; mais le plus incroyable, le plus surprenant, était qu'à chaque pièce ingérée, ces bêtes grossissaient, et à vu d'œil. Les plus voraces doublèrent presque de volume, devenant presque un satellite planétaire, repoussant les arbres dans des craquements sinistres ; et le fermier à coté souriait toujours devant ce spectacle sordide.

L'homme ne put soutenir le regard longtemps, il ne put ne serait-ce qu'imaginer ce qui pouvait se passait devant lui. Fermant les yeux et détournant la tête, il contourna ces énormités pour continuer coûte que coûte son chemin.

Cependant, en contournant, il remarqua derrière les bêtes voraces, à la lumière de sa lanterne, d'autres masses en retrait. Il ne savait ce que c'était, et ne voulut tout d'abord pas savoir ; mais la curiosité humaine pousse souvent les hommes à faire demi-tour, et bientôt la lanterne éclaira timidement les formes. L'homme eut alors un mouvement de recul : les mêmes bêtes que les voraces gisaient là, faibles et couchées sur le sol ; mais leur taille, leurs couleurs étaient atrophiées au point de les rendre minuscules comme des cadavres. Ils avaient l'air de mourir de faim. Pendant ce temps-là, les voraces se battaient encore pour la moindre pièce non ingérée. La loi du plus fort est dure, mais que reste t-il à faire quand la conscience humaine choisit minutieusement les perdants ?

Secouant la tête de dépit, l'homme abandonna ainsi les bêtes gisantes à leur sort, qui ne pouvait être que la mort, et s'enfonça profondément dans la forêt, sans se retourner.

Marche de nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant