VI-

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Witan fut le premier à bouger : prenant la lanterne dans la gueule par l'anse, il traversa les buissons qui les cachaient des jeunes filles auparavant. Maintenant déserte, la rivière coulait calmement, continuant son chant ; mais celui-ci semblait atténué, comme éteint par les ébats. Ce détail ne fut cependant pas perçu par l'homme, qui se contenta de suivre à la trace son guide. Nonchalamment, ils sautèrent de pierre en pierre jusqu'à l'autre rive. Personne ne les vit traverser, personne ne les entendit. Il disparurent comme ils étaient apparus.

Étrangement, les rires de la forêt continuèrent longtemps ; l'homme les entendait encore alors même que leur marche se faisait longue ; mais ils finirent par s'estomper sur la toile sylvestre, laissant le silence à une place de maître. Ce silence, il résonnait partout entre les arbres. Il finit par être tellement présent que l'homme commença à douter de ses pas. Il avait l'air de résonner jusque dans chaque recoin caché, dénichant chaque terrier, chaque trou dans les écorces, chaque espace entre les racines. Witan avançait sûrement, ne pouvant parler à cause de la lanterne ; il n'en avait d'ailleurs pas besoin pour ne dire mot. L'homme marchait à sa hauteur, ne perdant aucun détail du sol éclairé. Le trajet se fit long, mais le temps se fit incroyablement court. Il ne vit pas les graines du sablier s'écouler jusqu'à la source de lumière suivante. Elle ne tarda d'ailleurs pas.

Les deux compagnons débouchèrent au bout d'un moment dans une petite clairière cachée par de jeunes arbres en pousse, brisant le chemin de la belle lumière orangée qui émanait du lieu ; la source de cette lumière n'était pas compliquée à trouver : au centre même de l'espace dégagé, un grand lampadaire trônait. Jamais personne n'en vit de plus sophistiqué, avec ses torsades, ses sculptures d'hommes en semi-relief tout autour, ses animaux multiples du sol jusqu'à la cage de verre au sommet. L'homme s'approcha lentement et en admira tous les détails, faisant le tour plusieurs fois.

« Quelle magnifique soirée ! »

L'homme sursauta ; il était tellement obnubilé par la beauté du lampadaire qu'il n'avait pas entendu ce garçon arriver. Il eut un léger mouvement de recul, agrippant dans son dos le corps du réverbère.

« Comment pourrait-elle être être plus belle ? continua le garçon. Si douce, si calme, si propice à l'amour... Les étoiles brillent, la lune aussi, tiens ! Nous pourrons peut-être être éclairés par elles ce soir, nous n'avons pas besoin de ce lampadaire. »

L'homme eut quelques instants d'hésitation, dévisageant ce gentilhomme si bien habillé et si bien coiffé d'un magnifique chapeau-melon et supportant sur son poignet une magnifique canne à pommeau courbé ; sans doute se questionnait-il sur l'impossibilité de lui parler, selon les dires de son guide. Pouvait-il le voir ? Le garçon continua pourtant.

« Je vais avoir besoin de toi cependant... Sans toi, comment pourrais-je voir celle que j'attends ?

- Vous êtes aveugles ? se risqua l'homme, un peu hésitant.

- Tu seras ma lumière, celui qui annoncera sa venue. Je suis content que tu sois avec moi ! »

Tandis que le garçon regardait droit devant lui, l'homme risqua un sourire timide. Ainsi il pouvait parler aux gens de cette forêt...

« Tu sais, j'attends ici ma dulcinée, c'est comme ça que je me plais à l'appeler. On s'est donné rendez-vous ici, c'est drôle que tu sois là aussi ! Comme je suis nerveux... Cela ne fait pas longtemps que nous nous connaissons elle et moi ; je l'ai rencontré cet été, en me baignant à la rivière. Il s'est trouvé que nous habitions la même ville, alors me voilà ce soir ! »

L'homme sourit plus franchement. Il se pouvait que ces premiers ébats amoureux le touchât ou lui rappelât quelques souvenirs ; au-dessus d'eux, le lampadaire éclairait.

« J'ai trouvé l'amour, je l'attends maintenant. Comme c'est amusant ! Cet amour que je garde au fond de moi a l'air si puissant, que je pressens que je pourrais déplacer des montagnes, des mers même s'il le faut. Nous n'avons pas la mer ici, elle est si loin... Si cette vue de l'infini bleu lui manque, je courrai jusqu'à elle et je tirerai marée après marée l'eau jusqu'ici ; j'imagine que c'est impossible, mais ce serait le plus beau des gestes, non ? Mais je m'égare... Comme je suis nerveux !

- Tu ne devrais pas sur-estimer l'amour ; elle te donne des ailes, mais tu ne sais pas si ce sont des ailes d'ange ou des ailes de pigeon.

- Certes je ne sais pas ce qui m'attend dans cette aventure ; mais comment pourrais-je savoir quoi que ce soit si je ne m'y plonge pas, dans cette incertitude ? Je l'aime, elle m'aime, je ne vois pas d'où le problème pourrait arriver.

- De partout, crois-moi. Les rouages de l'amour s'enrayent toujours.

- J'aimerais ne ressentir que ça, que cet amour que j'ai au fond de moi. Vivre corps et âme seulement pour elle ! Quelle utopie que je me construis là ! Je pourrais ne pas travailler, me consacrer entièrement à elle, cela me semble être une belle idée !

- Quelle belle illusion ! L'amour n'est pas une fin en soi, tu l'apprendras avec le temps.

- On dit que le travail est important pour subsister, mais comment faire sans une once d'amour ? Comment pourrait-on se lever le matin en ayant la force de faire quoi que ce soit sans amour ? L'amour devrait suffire pour moi...

- Vivre ou survivre, ce n'est pas la même chose. On survit en amour, on vit sans elle.

- Je vivrai pour ce sentiment, crois-moi... Comme c'est drôle, ta lumière éclaire mes idées frivoles ce soir !

- Tu ne devrais pas autant t'emballer, mon garçon !

- Je m'emballe peut-être un peu... Tu ne parles pas beaucoup, mais je sais que tu n'en penses pas moins, j'en suis sûr ! Tu dois me trouver ridicule à penser ainsi, mais que puis-je y faire ? Depuis que je l'ai vu cet été à la rivière, je porte des lunettes teintées ; la vie semble plus belle, le monde meilleur ! La lune semble noire si je la compare à la pureté de son visage et de son âme.

- Tu me fais doucement ri... »

L'homme ne put terminer sa phrase, et même son mot : le garçon au chapeau-melon sursauta et émit un petit cri. A l'orée de la clairière était apparue une belle jeune fille, blonde et blanche comme sa robe.

« Ça y est, chère lumière, chuchota le garçon, je vais te quitter. Ma dulcinée est là, plus belle que jamais, je ne dois pas la laisser filer entre mes doigts. Pour ta lumière, pour ton silence et ton écoute, je ne te remercierai jamais assez. Je dois partir maintenant... »

Et avant que l'homme ne puisse protester sur le silence décrit ou recevoir les remerciements, le garçon s'approcha du lampadaire et en toucha le long corps, à l'endroit exact où se trouvait un tête de serpent ; Puis, il courut rejoindre son aimée et tous deux disparurent dans l'obscurité, plus heureux que jamais.

Witan, qui s'était fait discret jusque là en restant au bord de la clairière s'avança et posa la lanterne. Il regarda quelques instants sans rien dire l'homme dont la bouche tremblait.

« Tu... tu as tout vu n'est-ce pas ? finit par dire celui-ci. »

Witan hocha la tête lentement.

« Donc tu as entendu que... que nous parlions, ce jeune gentilhomme et moi ? Nous avons parlé tous les deux, ce que tu avais dit s'avère être erroné...

- Tu sais très bien que tu as tort : ce garçon te parlait-il à toi ou au lampadaire derrière toi ? Tu connais la réponse, je le sais... Tout ce que je dis doit être suivi à bon escient, tu as refusé de m'écouter ; tu sauras maintenant.

- Dans ce cas-là, pourquoi ne m'as-tu pas arrêté ? Tu m'as laissé avoir cette illusion jusqu'à son départ ! »

Witan commença à marcher, et l'homme ayant pris la lanterne le suivit. Ils commencèrent à retrouver la présence des troncs. Le guide, au bout d'un certain moment, finit par dire :

« Parce que quelques fois, apprendre par soi-même est le meilleur de tous les remèdes. Découvrir que les choses sont fausses et se confronter à elles, c'est quelque part apprendre quel chemin ne plus emprunter dans l'avenir. Comme je l'ai dit, tu sauras maintenant. »   

Marche de nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant