XI-

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Les souvenirs nous emprisonnent-ils ? Vivre, c'est découvrir, et découvrir, c'est garder en mémoire des éléments, des fragments qui longtemps orienteront nos choix. Le souvenir du gâteau aux marrons de grand-mère nous pousse à attendre, patiemment, que vienne le plat tant espéré. Un chagrin d'amour ? La confiance brisée nous fera juger plus ardemment les histoires de cœur ; au contraire, une longue promenade sur la jetée nous orientera toujours à la retrouver. Bons comme mauvais, nos souvenirs nous font voir la vie à travers une vitre teintée plus ou moins claire, plus ou moins opaque. Que se passerait-il s'ils venaient à disparaître, ou à ne jamais survenir ? Comment décider, comment avancer ? Il faut revoir. Ou voir, tout simplement.

La tourbe psychique dans laquelle se trouvait l'homme le poussait à se questionner de la sorte. Ses souvenirs à lui étaient bien présents, bien concrets. Il les sentaient couler avec épaisseur sous sa peau, dans ses veines, même dans ce monde si pérenne. Lui avait un avis bien tranché sur la question, et traînait son boulet en tenant la lanterne levée. Jusqu'ici il se considérait prisonnier, mais il fallait avancer. Se confronter, toujours se confronter aux méandres de ce monde, aux habitants étranges de cette forêt enchantée. Et avancer, toujours avancer. Cette grande bibliothèque où il se trouvait n'avait jusque-là pas réussi à le charmer, sinon le secouer.

Witan à coté de lui avançait d'un pas presque nonchalant, sans pour autant se laisser distancer. Il semblait folâtre, en gambadant quelques fois entre les arbres, sur le point de cueillir des fleurs inexistantes. Non loin, l'homme marchait stoïque et droit. Quelques fois, le guide disparaissait derrière un arbre pour réapparaître quelques secondes après tout près d'un autre, par intermittences. Quand il réapparaissait, c'était comme si rien ne s'était passé ; il n'était ni amusé de son tour, ni étonné du phénomène. L'homme avançait toujours.

Il y eut pourtant un moment où il cessa d'avancer, sans que son esprit ne lui demande quoi que ce soit : il sembla se cogner à un mur, dans un bruit sourd. Il ne pouvait plus avancer. Witan le regarda amusé pendant qu'il se frottait le nez, pour calmer la douleur.

« Que se passe t-il ? On ne veut plus marcher ?

- Un mur invisible est là, devant moi, rétorqua t-il énervé en levant la main pour toucher la surface qui l'avait arrêté. »

Mais sa main ne rencontra que le vide. La voie était libre. L'homme fut quelque peu interloqué, et resta un moment à agiter sa main devant lui en cherchant en vain ce maudit mur qui lui avait fait mal. Il ne put pour sauver les apparences qu'avancer, et Witan cette fois-ci le talonna, un sourire aux lèvres.

L'homme ressentait cependant que quelque chose se trouvait là, non loin de lui. Il avait l'impression qu'une présence rôdait autour de lui, le suivant comme une ombre, mais tapi dans le noir. De temps en temps, il regardait à gauche, puis à droite, sans jamais rien apercevoir. Parfois un coup de vent, mais rien d'autre. Le silence aussi sans doute.

Parfois, à regarder de plus près, un plante semblait symétriquement recrée, d'autres fois un arbre avait son jumeau à deux pas de lui ; c'était à penser voir double. Pourtant, quand il se retournait pour vérifier, la plante, l'arbre était aussi seuls que lui.

Inconsciemment, il marcha de plus en plus vite, jusqu'à presque trottiner. Witan suivait toujours, calquant son rythme sur celui de son compagnon. Des racines étaient symétriquement similaires, des troncs, des champignons, des bouts entiers de forêt. Dans sa marche rapide, il avait même l'impression d'apercevoir sa lanterne dupliquée un peu plus loin, comme si un miroir se promenait tout autour de lui en s'imposant à sa vision. Un miroir invisible et fugace. Il alla jusqu'à courir. Des lanternes filaient de temps en temps de chaque coté, des arbres avaient l'air de pousser en voulant ressembler à deux gouttes d'eau près à son voisin, il ne comprenait plus. Les yeux rivés sur le sol, il avançait du plus vite qu'il pouvait.

Et soudain, il leva le regard ; il se mit à ralentir, à presque s'arrêter. Il le fit, d'ailleurs. Les yeux à ce moment-là écarquillé, il peinait à se maintenir conscient et à maintenir levé la lanterne. Devant lui, il y avait lui.

Le miroir avait finalement posé son cadre face à lui. Il en était sûr : cette présence tant perçue, c'était lui. L'homme avait son double en face de lui, son jumeau : la même tête, le même visage, le même corps, la même silhouette, non, pas la même silhouette ; quelque chose clochait, il n'aurait su dire quoi. Puis soudain, ça lui sauta aux yeux.

Son bras gauche, le bras qui ballait chez lui le long du corps, était comme disparu chez son double. Il n'existait pas, ne sortait de la manche que la forêt sombre derrière lui. Interloqué, il ne sut quoi dire, quoi faire ; il avait beau se dire qu'il ne s'agissait que d'un double imaginaire, une pâle copie, cette vision incomplète ne pouvait que le gêner.

Il avança d'un pas, ce qui le rapprocha de deux ; mais cela ne put rien changer, et encore moins arranger. Il tenta de toucher le miroir de sa main infirme, mais son double ne leva que de l'air. Il tenta de tenir la lanterne avec la main gauche, mais en face, elle semblait flotter d'une manière fantomatique. Rien, rien ne pouvait pallier ce manque corporel.

Plus choqué que lassé, il tenta de faire le tour de ce miroir, mais il semblait infini, et son autre lui le suivait inlassablement, profondément lié à lui. L'homme commença alors à respirer de plus en plus fort, de plus en plus vite, lança la lanterne sur le miroir, sans le briser sinon faire rebondir la lumière. Rien, rien ne pouvait changer ça.

Alors, dans un élan de désespoir, il se tourna vers Witan, resté en retrait quelques pas derrière lui et qui, pour une raison inconnue, n'avait pas de double de l'autre côté du miroir. Il lui parla fort, lui cria presque :

« Suis-je vraiment condamné à regarder cet être-là, ce moi qui n'est pas moi ? »

Witan garda le silence, et quand l'homme se retourna vers son double, il le vit clairement, dans la lueur dorée de la lanterne, hocher la tête.

Puis, peu à peu, son double s'effaça, il sembla se fondre dans le paysage sombre de la forêt alentour. La lueur de sa lanterne se fit moins vive, à la manière d'une étoile qui meure, jusqu'à disparaître complètement avec celui qui la portait. Mais son image restait gravée dans l'esprit de l'homme et ce à jamais.

Marche de nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant