14. Contre-nature

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Elle recule. Elle me craint. Tant mieux. J'avance un peu, les babines retroussées. Il faut lui faire peur. Qu'elle se tétanise, qu'elle ne bouge plus, et que je lui arrache la gorge de mes crocs. Mais les yeux dorés... Ils veulent chasser aussi. Mon territoire. Ma proie. Je grogne dans sa direction. Il reste debout. Il ne recule pas. Pas pareil. Pas la même odeur. Il ne sent pas la pomme morte. Elle le regarde. Nous sommes deux, elle est seule.

Mais c'est ma proie. Je gronde encore. Il ne veut pas partir. Il s'avance aussi. Celle qui sent la pomme flétrie va s'enfuir. Je ne veux pas qu'elle m'échappe, c'est ma chasse ! Les yeux d'or me déconcentrent. Elle va s'enfuir. Trop tard. Elle a sauté dans le terrier qui s'enfonce sous le sol de béton. Je veux y aller aussi. Je m'arrête à l'entrée du terrier. Et je grogne pour Yeux-d'or.

Ne rentre pas. C'est ma chasse.

Je bondis dans l'ouverture et j'atterris sur mes deux pattes. Il fait tout noir à l'intérieur. Je vois mieux. Humide, pourriture, déchets, urine, excréments. Je fronce du museau. Non, non... C'est un petit nez d'homme que je touche. Et l'air autour ne sent pas bon. Mais je détecte l'odeur de pomme flétrie. Je la suis à travers les galeries du terrier. Elle court vite. Je l'entends. Non, ce sont des rats qui détalent. À cause d'elle ou à cause de moi ?

Je pose une patte sur le mur humide. Elle est passée par là. Elle s'est appuyée ici. Je penche la tête. Ce n'est pas une patte, ça. C'est une main d'homme. Mais il y a des griffes au bout. Je plie un peu les articulations. Les griffes s'enfoncent dans la pierre. Bien. Ça s'accroche comme il faut. Je me rapproche et je renifle la pierre. C'est sûr : elle est ici. Je continue un peu plus loin.

Dans une autre vie, je devais courir à quatre pattes. Là, je suis debout. Comme les hommes. Ça ne va pas du tout. Suis-je un homme ? Je pense comme un homme. Mais j'ai l'âme d'un loup. Et je dois chasser. Les oreilles dressées, je guette le moindre bruit que l'air pourrait me transmettre. Et les sons arrivent, je les perçois tous, ensemble et séparément. La voiture qui roule beaucoup trop vite au-dessus du terrier de béton, la fuite d'eau dans le tuyau de canalisation à trois embranchements de là, le vibreur du téléphone dans la poche du blouson de cuir. Ma proie.

Je m'élance à travers le dédale d'eaux usées. Arrivée près d'un escalier qui remonte un peu vers la surface, je ralentis. Elle est tout près. Je me tasse un peu. Il ne faut pas qu'elle m'entende. Encore moins qu'elle me sente. Je me tapis au sol et me fonds parmi les ombres. Chaque cellule de mon corps tend vers l'objet de mon désir : ma chasse. Je suis extrêmement concentrée.

C'est grisant. Je me déplace silencieusement sur les marches. Il y a du limon sur certaines d'entre elles. Et sur les murs aussi. Il ne faut pas glisser. J'utilise mes griffes pour me stabiliser davantage. Pas de bruit. Doucement. Je débouche sur un cul-de-sac. Pas de proie. Je me retourne dans tous les sens. Si. L'odeur est là. Je me tends, mon instinct aussi. Je ferme les yeux et hume l'air. Déjà vécu ça. J'ouvre les yeux et je bondis vers le plafond. La proie m'évite. Je griffe l'air, elle retombe sur le sol et moi aussi. Elle feule. Je gronde.

— Blake !

C'est moi qu'elle appelle comme ça. C'est mon nom ? Souvenir d'homme. Ce soir, je ne suis pas un homme. Je commence à lui tourner autour. Et je grogne. Elle fait pareil. Elle tourne aussi. Elle ne veut pas me laisser l'ascendant. Mais c'est moi qui chasse. C'est moi qui attaque. Elle m'évite encore. Elle est rapide. Agile. Ma mâchoire claque dans le vide. Elle ne me laissera pas l'atteindre au cou. Je ne pourrai pas lui mordre la nuque.

Déjà fait.

Je connais le goût de son sang. J'ai déjà mordu dedans. Des morceaux de mémoire reviennent. La chaleur. Des ébats. C'est ma femelle. Non. Je secoue la tête. Ma proie ne peut pas être ma femelle. Il faut chasser. Je serre les crocs et je gronde. C'est moi qui chasse. Les prunelles me voient dans le noir, elles aussi. Elles sont rouges. Elles brillent fort. Elles veulent communiquer.

Undying #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant