14. Anachronisme

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Il jeta un regard sur Adrianna qui dormait encore, le bras traînant sur le sol et le visage recouvert par ses cheveux bruns. Ils avaient bavardés longtemps et il n'avait que quelques heures de sommeil à son actif, mais c'était le rythme de sa vie. Décalé. Il se sentait bien. Il n'en savait pas plus sur elle que la veille mais tout n'était pas perdu.

Il piqua une cigarette dans un paquet qui traînait là et la glissa derrière son oreille avant d'ajuster son bonnet.

Théodore sorti de l'appartement en claquant la porte et dévala les quelques marches qui le séparaient du hall de l'immeuble où il avait laissé son bmx. Parfois, il se demandait si quelqu'un d'autre qu'Adrianna habitait ici. Il n'avait jamais croisé personne.

Il se retrouva dans la rue et enfourcha son vélo, frissonnant alors que le vent froid de novembre passait sous son sweat pour frôler sa peau nue. Il leva les yeux vers les fenêtres de l'appartement. Elle était là, debout, l'observant, ses pupilles brumeuses plantées dans celles du brun qui osait à peine respirer. Il la fixa en retour, percevant un sourire dans ces iris d'un vert flouté par la vitre qui les séparait. Nique ta mère, le blizzard.

Son pied appuya sur la pédale et, dans un mouvement fluide, il était lancé. Lancé à pleine vitesse dans son quotidien presque ennuyeux. Il la voyait, la putain de contradiction de sa vie. Il voyait, mais il ne voulait pas comprendre, il ne voulait pas y faire attention.

Il slaloma entre les quelques passants qui commençaient déjà à envahir les trottoirs de Paris, vers son arrondissement. Il le connaissait ce chemin, maintenant. Il l'avait fait tellement de fois depuis ce café. Parfois pour trouver un appartement vide, parfois pour trouver une Adrianna vide. Fatiguée, défoncée, éraflée. Parfois endormie et marmonnant des semblants de mots qu'il tentait parfois de comprendre, parfois assise en tailleur sur son canapé, un join ou une cigarette coincée entre les doigts, le regard dans le vague, habillée de vêtements toujours trop grands, perdue dans son blizzard.

Et pourtant il ne se lassait jamais de sa compagnie. Comment se lasser de quelqu'un d'aussi intriguant, comment se lasser d'une personne qu'on ne comprend pas. Et il voulait la comprend, l'apprendre et la connaitre enfin. Il voulait tout savoir d'elle. Savoir d'où venait le vide dans ses yeux, savoir ce qu'elle faisait lorsqu'il tatouait, savoir. Mais il ne savait que peu de choses.

Il connaissait son adresse, pour s'y être rendu des dizaines de fois. Il connaissait son immeuble, pour y avoir presque habité. Il connaissait son appartement, pour l'y avoir pris encore et encore sans jamais de se lasser d'elle. Il connaissait sa chambre, pour y avoir dormi, parlé parfois, fumé souvent.

Il connaissait son visage, pour l'avoir admiré. Il connaissait sa voix, pour l'avoir écoutée. Il connaissait ses yeux, pour les avoir observés. Il connaissait sa façon de bouger, pour l'avoir analysée. Il connaissait ses gémissements, pour s'en être délecté. Il connaissait sa bouche, pour l'avoir embrassée. Il connaissait son corps, pour l'avoir caressé. Il connaissait ses apparences, parce qu'elle ne voulait pas qu'il en connaisse plus.

Adrianna n'était pas ce genre de fille. Elle n'était pas le genre de filles qu'il avait toujours connu, toujours fréquenté. Elle n'était pas ce genre de filles qu'on rencontrait à chaque coin de rue. Peut-être qu'elle n'était pas réelle, après tout. C'était peut-être lui qui débloquait. Tant pis.

Il arriva devant le salon de tatouages encore fermé et laissa son vélo devant, attaché à un lampadaire. Il replaça rapidement ses cheveux sous son bonnet et poussa la porte, faisant tinter la clochette. Il n'avait jamais compris pourquoi elle était là.

Anthony arriva de l'arrière-boutique, essuyant ses mains dans une serviette éponge blanche.

T'étais où, hier ?

Hier. Où était-il ? Partout, nulle part.

Je ...

Il quoi ? Il n'avait rien à dire, rien à révéler. Adrianna ne regardait que lui. Il n'avait pas envie de se justifier, de prononcer son nom devant quelqu'un d'autre qu'elle-même.

Je vais prendre un congé ou une connerie dans le genre, je crois. Finit-il par lâcher, Pas longtemps hein, juste une semaine, ou peut-être deux.
Y a quelque chose qui va pas ?
Non. Juste ... une meuf.

Le grand blond haussa un sourcil. Ouais, une meuf, ouais. Le jour, la nuit, la lumière et le noir. Tout, rien, encore plus. L'air et l'étouffement. Adrianna.

Théodore. Il aimait son nom, après des années à l'avoir détesté. Comment apprécier de s'appeler Théodore au 21e siècle ? Sérieusement. Il avait hérité du prénom de son arrière-grand-père. Le grand-père de son père, le père de son grand-père. Un prénom antique, en somme. Mais il le portait, aujourd'hui, dans son instant présent. Il avait mis longtemps avant de se présenter en tant que Théodore. Ça avait longtemps été « Théo » pour tout le monde, même ses profs. Ils ne les avaient pas vus souvent, ceux-là, de toute façon.

Et un jour il avait décidé qu'il n'en avait rien à foutre. Parce que l'important, ce n'est pas ce qu'il est, mais ce qu'il a choisis d'être. Et il a choisis d'être un Théodore tatoué, avec l'oreille écartée à 12 millimètres. Il était une sorte d'anachronisme vivant, et il aimait cette idée. Il aimait l'idée de vivre une vie que peut-être cet aïeul décédé aurait aimé vivre aussi. Rider, fumer, tatouer, se faire tatouer, vivre.

Pourtant, il n'avait jamais été le genre de mec à vivre à travers le corps des femmes. Des copines, il en avait eu très peu, et elles n'avaient pas été seulement de passage. Il ne l'avouerait jamais, à personne, pas même à lui-même,  mais au fond, c'était un romantique. Il voulait aimer, être aimé, vivre dans les yeux de quelqu'un.

Il voulait vivre dans les yeux d'Adrianna. Les grands yeux verts, presque vides de la belle et insaisissable Adrianna. Il voulait les remplir ces yeux vides. Il voulait vivre dedans et la faire vivre en même temps.

Tu fais comme tu veux, lâcha Anthony en haussant les épaules

Sur le papier, il était son patron. Mais il était loin de l'être. Enfin, il l'était, mais pas trop. Ils se connaissaient depuis de nombreuses années et son contrat dans ce salon de tatouage, c'était plutôt un accord entre eux. Il était libre, c'était le principal.

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