→ 17. Grisaille et travail

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Au milieu d'un monde en construction. Architecte de la nature, de la ville, des campagnes, dessinateur des hommes. Colorateur des montagnes et des rivières, arpenteur des chemins, rencontreur d'âme et peintre de visages singuliers. Taehyung était tout ça, il ne s'était jamais senti aussi puissant que traçant des lignes à la craie rouge sur des murs enduits.

Traits de perspective grossiers avant tout : caler le monde entre ces quatre murs demande minutie et préparation. Nature après. Bâtis ensuite, façades vides, fermes perdue au milieu des champs, des collines.

Ils en étaient là pour le moment. Mais Taehyung se sentait déjà bien plus fort qu'un Dieu quelconque. « Ce que tu fais Taehyung, lui avait dit Yoongi une fois, ce n'est que copier pâlement l'œuvre de la Nature. Ne te laisse pas prendre au jeu ». Ç'avait été leur première vraie dispute.

Depuis le départ de Jungkook, Yoongi était devenu amère : il avait mal vécu le fait que le noiraud ne lui dise rien alors qu'il savait pertinemment que son ancien maître aurait besoin de lui. Et Taehyung était devenu fade en dehors de l'art. Il ne jurait plus que par le dessin, les couleurs, les toiles et la fresque qui avançait doucement. Yoongi avait seulement peur pour lui, peur qu'il se prenne, comme beaucoup d'artiste, pour plus que ce qu'il n'était. Et ce qu'il était, ça ne volait pas bien haut : un être vivant sans plus d'importance qu'un autre. L'apprenti d'un pauvre peintre déchu qui ne connaîtrait jamais la gloire de son vivant et qui tâchait de protéger le plus possible la perle dont il avait fait l'acquisition et qui commençait à lui glisser entre les doigts.

« Jungkook » on entendait souvent jurer dans la demeure au fond de la rue sombre pavée de terre. « Pourquoi fallait-il que tu paraisses si parfait aux yeux de cet enfant ? ». Le peintre se répétait cela comme une litanie en observant son élève sombrer.

Taehyung se levait tôt pour voir partir les navires. Ceux qui, comme celui de Jungkook, prenaient la mer peut-être pour toujours ; mais aussi les petites embarcations de pêcheurs qu'il suivait du regard, qu'il voyait tanguer une fois la digue du port passée. Et Taehyung rentrait tard, il traînait sur les quais, parfois dans les bars mais rarement, il préférait l'extérieur et l'air marin. Enfin non, il les détestait, mais il ne souhaitait pas oublier, ni noyer son chagrin dans les liqueurs que proposaient ces établissements douteux. Certaines fois il buvait, le soir, depuis le premier. Mais seulement quelques rares fois.

Et Taehyung croquait, gribouillait, plus que jamais. Et les dessins de Taehyung s'assombrissaient : plus de natures fluettes. Cela faisait maintenant plus de six mois qu'il l'avait quittée la nature. Plus que des villes, des rues, des bâtiments, de l'eau, des ports, des ports, des navires à voiles, des navires en feu sur la mer, des phares éteints. Les cœurs de Jin et Hoseok se serraient lorsqu'ils contemplaient les esquisses de leur jeune protégé : dessinées à la va-vite elles étaient sombres, bien trop estompées, et mortes, inhabitées. Et les villes inhabitées, et les bateaux vides, ça faisait peur, ça faisait triste.

Yoongi ne disait rien, le châtain progressait, il faisait tout ce que son aîné lui demandait quand il le lui demandait. Mais Yoongi ne pouvait pas manquer le mal-être de son élève. Taehyung ne plaisantait plus. Il ne riait plus. Il ne s'émerveillait plus devant rien : ni l'extérieur, ni les œuvres de son maître, ni les tableaux qui lui étaient donnés de voir. Et Taehyung ne parlait presque plus. Et cette voix que Jungkook avait tant aimé parce qu'elle était grave ; et cet accent pour lequel on l'avait raillé au départ et que tout le monde adora ensuite, tout ça, on ne l'entendait presque plus. Il remerciait. Il ne s'adressait au peintre que si nécessaire. Il répondait mécaniquement à toute personne qui l'apostrophait. Sans plus, sans joie, sans conviction, sans volonté.

En fait il ne vivait plus que pour peindre, plus que pour apprendre ; plus que pour son travail. Et pour cette raison, Yoongi avait peur qu'il perde, comme lui, non pas son talent, mais son éclat de génie. Demain, ou un jour, peut-être lui parlerait-il, mais les grands discours sentimentaux ce n'était pas le fort de Min Yoongi.

Pigments [KookV]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant