Je les regardais. Plusieurs avaient pris la parole, en particulier Clément, Robb et Jerry. Leur fébrilité encore palpable, je me demandais s'ils étaient de ceux qui avaient le plus ressenti la violence de l'événement. Antoine, qui ne m'avait jamais approchée, avait raconté la fin, la partie la plus humiliante pour tous. Ceux qui m'avait courtisée, Jerry, Robb et Robert, avaient du mal à soutenir mon regard. Sans doute ne seraient-ils pas présents face à moi si Clément ne les y avait amenés.
— Eh bien, eh bien ! déglutis-je, quelle confrontation !
Robb et Robert se servaient copieusement de ces petits gâteaux si délicieux que mon frère avait fait amener, et qui les apaisaient certainement.
J'avais apprécié la dernière réplique de Krys au plus haut point. Il avait répondu à la menace en jetant, pour l'occasion, leurs contradictions en pleine face. Il ne s'agissait que de vérités, ce que chacun aurait pu comprendre par lui-même, mais que tous se cachaient, sans quoi, comment survivre à la lâcheté ? Certes, les vrais responsables de ce qui aurait pu représenter un immense gâchis étaient leurs souverains de pères, mais j'appréciais la manière dont Krys avait placé leur progéniture devant le fait accompli, car ils s'impliqueraient sans doute plus aisément à l'avenir.
— Et Hugo, m'enquis-je, que compte-t-il faire ?
Ils se dévisagèrent, incertains.
— Il est resté maussade tout le trajet, répondit Clément. Et encore, quand il s'est senti suffisamment remis de sa chute, il a accéléré avec les siens et on ne l'a plus revu.
— Krys doit se croire protégé pour avoir osé lui tenir tête, supposa Antoine. Est-ce le cas ? Le roi le protège-t-il ?
Comme je fixais Clément, chacun attendit sa réponse.
— Pas spécialement, répondit-il dans un haussement d'épaules. Père ne l'apprécie pas autant que vous le pensez.
Après un court moment de silence pendant lequel aucune explication plausible n'apparaissait, hormis l'évidence – on avait besoin de lui – je déclarai :
— Méfiez-vous de Hugo. Son père a réussi à rallier à lui trois rois. La maladie de celui-ci l'affaiblit de sorte qu'on prête à Hugo l'ambition d'étendre sa domination en profitant de la menace des Galiens. La perte d'Andalore l'aurait arrangé, car, devant l'évidence, tous les royaumes se seraient ligués autour d'une bannière unique, qu'il se croit le seul apte à revendiquer. Et, effectivement, qui d'autre, à part son père malade ? Souvenez-vous : au lieu de se liguer pour protéger l'accès à l'Isthme, chaque royaume ne nous a envoyé que deux cents hommes. Cela s'est révélé insuffisant, ce que nous savions dès le début. Qui a usé de son influence pour limiter autant cette aide ? Qui, selon vous ?
Jerry m'avait fourni un indice : mon père exigerait trop. En réalité, la gloire lui serait revenue en cas de victoire, ce qui aurait porté atteinte aux ambitions hégémoniques de Hugo. Je soupçonnais ce dernier d'avoir exigé la fonction de meneur des dix royaumes. Devant le refus de mon père, il aurait convaincu la congrégation – réunie pour préparer la guerre – que celui-ci exigeait le statut de roi des rois, alors que c'est Hugo qui le revendiquait.
Ce soir-là, comme je l'avais imaginé, aucun prince ne demanda à me voir. À l'inverse, amies et princesses étrangères désiraient en savoir plus, interpelées par la mine refrognée des participants à la course. Il s'était passé quelque chose et, en leur compagnie, honteux, ces messieurs protégeaient leur secret.
Chaque prince interrogea son parent. Un royaume avait été attaqué et on l'avait laissé seul face au danger, quitte à perdre ce lieu stratégique entre tous : l'Isthme. Le territoire d'Andalore aux mains des Galiens, subitement, trois royaumes auraient partagé leur frontière avec l'ennemi héréditaire.
Alors que je croyais l'espoir de mes prétendants anéanti pour le temps des festivités, la recherche de sincérité décelée chez William lors de notre première entrevue le libéra de son fardeau. Plutôt que de se morfondre dans la culpabilité, il demanda des comptes à son père, puis osa prendre rendez-vous avec moi.
— Échanger quelques dizaines de mètres de frontière contre près de deux cents kilomètres, ce n'est pas du tout la même chose, lui ai-je dis. J'étais outré.
— On peut l'être à moins, confirmai-je. S'est-il expliqué sur ce point ?
Le prince confirma ma manière de penser. Si le roi George était resté évasif devant son fils, il s'était tout de même retranché derrière les supposées ambitions démesurées de mon père pour expliquer son choix. Je lui révélais mes conclusions, partagées peu avant aux jeunes princes : la congrégation des souverains avait adopté le point de vue d'Hugo, qui consistait à projeter sur mon père ses propres ambitions.
— C'est curieux, fit remarquer William. Tout le monde connait les plans d'Hugo, comment peuvent-ils croire en ses mensonges ?
J'avais opiné de la tête.
— Tout le problème est là, reconnus-je. Mon professeur répondrait que les hommes ont tendance à adopter trop facilement le point de vue de celui qui les effraie, quitte à prendre son parti contre leur volonté.
J'avais résumé sa pensée sur le ton de la récitation, sans doute pour la rendre plus audible.
— De la lâcheté, donc, déduisit le prince.
— Rien de moins. Au moment où ils disposent de la capacité de mettre un terme à la folie du fait de leur nombre, à ce moment précis, ils l'adoptent.
— Et se laissent entraîner avec elle, ajouta-t-il pour lui-même.
— C'est pourquoi nous nous devons d'être différents.
Il me fixa intensément. Je devinai dans ses pensées le lien qu'il établissait avec la question posée lors de notre première entrevue. Pourtant, je n'osais ajouter à son trouble. J'attendais sa réponse, il le savait, inutile de lui rappeler. Son silence parlait de lui-même : il ne parvenait pas à trancher. L'injustice vécue par tant de petites gens le dépassait. Si son honnêteté et sa franchise m'attirait, son indécision sur ce point m'indisposait. Je voyais en Krys quelqu'un de plus décidé et volontaire que William. Il dut le déceler dans mon regard, s'excusa et prit congé rapidement. Au moins avait-il rempli son objectif : m'assurer de son innocence quant à la politique menée à l'approche de la guerre. Cependant, il avait à nouveau mesuré combien mon attente nous séparait.
À la place de son père, aurait-il argué de l'importance vitale de défendre l'Isthme contre le point de vue dominant ? Une fois sur le trône, ferait-il partie des très rares souverains à prendre sur eux pour combattre la misère ?
Si oui, j'accèderais à sa requête sans hésiter.
Et Krys ? Quels détails dans sa personnalité m'avaient convaincue qu'il rentrait dans mes petites cases ? Mon attirance pour sa fougue m'aurait-elle aveuglée ?
Les jours qui suivirent furent emprunts du même embarras. Le jugement de l'ancien gladiateur avait douché les velléités des plus téméraires. Un revers fortuit, qui profita à d'autres princesses. Plusieurs affinités apparurent, comme autant de signes détectables aux oreilles indiscrètes et aux bouches avides de bavardages et de ragots. Les plus pressés n'attendirent pas, les fiançailles eurent lieu durant la semaine de cérémonie, tirant profit de la présence des plus importants personnages. Ces moments érodèrent la retenue de certains, un événement qui arriva malgré tout trop tard. Nous nous séparâmes en bon terme et tous promirent de me revoir bientôt. J'avais échappé, pour le moment, à mes obligations, mais craignais une décision hâtive du roi à défaut d'en avoir choisi une qui l'arrangerait.
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Le Miroir du Temps
FantasyQu'y avait-il avant ? L'univers des vivants se résume-il à cette île minuscule ? Existe-t-il quelque chose au-delà de cet immense océan ? Pourquoi l'injustice règne-t-elle en ce monde ? Toutes ces questions, la princesse se les pose depuis longtemps...