Chapitre 6

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                             LUCAS

  

    Ma vie va radicalement changer. Je ne supportais plus mon travail, ou plutôt, la ville dans laquelle je travaillais. Je sors d'un burn-out dû aux heures de travail accumulées depuis des années et au départ d'Enzo. Je suis un acharné de boulot incapable de m'arrêter. Il faut dire que Cannes est la ville par excellence dans laquelle j'ai vu le plus de stars réunies. Et elles sont exigeantes. Une ville à la réputation de n'être occupée que les mois d'été par les acteurs où les chanteurs à la mode. Je peux assurer pour l'avoir vu de mes yeux, que l'espèce squatte les lieux tout le long de l'année. La cuisine, c'est ma vocation. Pâtissier à mes débuts, j'ai été formé par un grand chef dans l'un des palaces qui écument la croisette. C'est devenu une vocation, une passion. Mais au stade où j'en suis arrivé, il était temps que je m'éloigne d'un restaurant select pour finir ma carrière dans un endroit au calme.

    Je viens d'être embauché en tant que chef dans le seul hôtel-restaurant de ce village. Un emploi qui va me permettre de prendre ce nouveau départ. Certes, le salaire ne sera plus du tout le même, mais en gagner beaucoup pour ne jamais en profiter, je n'y trouvais plus aucun intérêt. Ce métier m'a apporté beaucoup de satisfaction, mais j'ai donné. Maintenant, à moi la tranquillité. Il me reste peu de temps avant la retraite, pas question de finir avec une crise cardiaque avant.

    Je vis seul depuis toujours, autrement dit, je n'ai jamais connu la vie de couple. Juste quelques relations qui se sont toutes soldées par un échec cuisant. Normal, j'ai plutôt mauvais caractère.

    Ici, je vais devoir me calmer et mettre de l'eau dans mon vin au travail. Mais je suppose que cela devrait bien se passer, le village a l'air tranquille. Et le propriétaire qui m'a loué la maison m'a assuré que le petit hameau aussi. Ici, personne ne viendra troubler ma quiétude. J'en ai besoin, loin de tout ce qui peut me rappeler ma vie d'avant.

Un petit grattement à la porte m'oblige à délaisser le carton de vaisselle que je suis en train de déballer. J'ouvre le battant et à la vue de la petite fille qui se tient devant moi, je me fige.

    Elle serre entre ses bras un pauvre chat qui semble porter un nœud papillon sur la tête et qui ne rêve que d'échapper à son emprise. Elle se balance d'un pied sur l'autre, habillée d'une robe à volants rose, d'un turban à pois rose et blanc sur la tête et d'une paire de sandales à scratch de même couleur. Elle ressemble à une papillote. Je la regarde quelques secondes et mets ma main devant ma bouche pour m'empêcher d'éclater de rire. Ses cheveux bruns sont raides comme la justice et collés avec une quantité impressionnante de gel effet béton vu le plastron.

— Bonjour, je suis Alba. Et toi, comment tu t'appelles ?

    Je reste statufié un instant pour tenter de prendre un air naturel et ne pas m'esclaffer. Elle plisse le front et avec ses cheveux collés, elle ressemble à un petit ouistiti.

— Qu'est-ce que tu fais ici toi ?

    Je lui demande, sans tenir compte ni de son âge ni de l'air avenant qu'affiche son visage d'ange. Parce que là, tout de suite, je n'ai qu'une envie, c'est de rire.

     Elle montre du doigt la maison depuis laquelle un type m'a salué un peu plus tôt. Je n'ai pas eu le temps de lui répondre, j'avais la main coincée entre deux chaises. Il a certainement pensé que j'étais un homme des cavernes, et il n'a pas tout à fait tort, mais pas à ce point.

— Là-bas, me montre-t-elle en désignant la maison située deux cents mètres plus loin, tout en esquissant un petit mouvement de recul. Le chat en profite pour sauter de ses bras et déguerpit sans demander son reste en miaulant.

— Eh bien tu devrais rentrer, ce n'est pas bien de parler à des inconnus. Personne ne te l'a dit ? Allez, rentre chez toi sinon ils vont s'inquiéter, moi j'ai du travail. Allez zou !

— T'es méchant, me lance-t-elle les lèvres frémissantes, prête à pleurer.

    Bon sang ! Je me reprends de justesse, passant ma main devant mes yeux, me rendant compte que j'ai levé la voix comme si j'avais affaire à une adulte.

— Non, je ne suis pas méchant, je souffle en m'agenouillant pour me mettre à sa hauteur, mais j'ai mal à la tête. Alors s'il te plait, va voir ton papa et ta maman.

— J'ai un cookie pour toi, insiste-t-elle en me tendant un gâteau douteux. Je ne sais pas depuis combien de temps elle tient le biscuit dans sa petite main, mais les pépites de chocolat ont fondu, sans compter que des poils de chat sont collés dessus. Et j'ai que mon papa. Je ne connais pas ma maman. Et toi ? t'as un papa et une maman ?

— Non, je n'ai pas de papa ni de maman, lui réponds-je en prenant le cookie et en le portant à ma bouche, faisant semblant de le croquer. Je tiens à ma santé ! Il est très bon ton gâteau, merci beaucoup Alba, allez, sois gentille, rentre voir ton papa.

    Je parle d'une voix douce. D'abord, parce que je ne veux pas l'effrayer. En plus, elle est adorable, mais son air espiègle me laisse à penser que si j'exige, elle.

— D'accord, je pourrais revenir quand tu n'auras plus mal à la tête ?

— On verra ça !

Elle rentre les épaules, mais je suis certain qu'elle est sortie de chez elle sans prévenir.

    Je me retourne et ferme la porte derrière moi. Je m'approche de la fenêtre et attends qu'elle entre dans sa maison. C'est de mon poste d'observation que je vois le type porter les mains sur sa tête, un air catastrophé en voyant l'état de ses cheveux. Je souris malgré tout avant de m'adosser contre le mur en passant mes mains sur mon visage. Je n'ai même pas honte de mon attitude d'ours mal léché. Moi l'homme avenant qui adore les enfants, je viens presque de rejeter cette petite fille en lui claquant ma porte au nez. Mais je n'y arrive pas. J'ai essayé pourtant, mais la douleur prend le dessus et je me comporte comme le dernier des cons.

    Parce qu'il y a eu Enzo. Un adolescent de 17 ans qui faisait son apprentissage de pâtisserie avec moi. Et ce garçon-là, je l'aimais comme un fils. C'était sa dernière année avant de passer son BEP. Il était doué, et malgré ce qu'il avait vécu, il mordait la vie à pleines dents. Jusqu'à cet accident de scooter, un deux roues que je lui avais offert pour qu'il puisse venir au travail. Cela a été terrible pour moi, parce que je me suis senti responsable de sa mort. Moi, je fais de la moto depuis toujours, mais je suis très prudent. Il était tellement heureux quand je l'emmenais en balade sur mon engin. Sa mère qui vivait seule n'avait pas les moyens de lui faire un tel cadeau. Moi, je lui ai offert la mort.

    Après sa mort, Léna, sa mère a déménagé aussi. Elle a eu beau me faire comprendre que je n'étais pas le responsable de ce malheur, je ne parvenais pas à surmonter mon sentiment de culpabilité. Aujourd'hui je m'en rends compte que ce n'était qu'une fatalité. Il est parti faire un rodéo sauvage avec son cyclomoteur et sa vie s'est arrêtée bêtement. C'est juste que moi, je suis incapable de refaire surface.

    Qu'est-ce que je pouvais faire de mes journées après ça ? À part m'allonger sur le canapé et attendre que les jours défilent les uns après les autres ? Le regard fixé sur la photo d'Enzo juché sur son scooter avec ce sourire heureux.

    Enzo qui ne grandira pas, qui ne connaîtra pas l'amour. Enzo que je garde dans mon cœur. Mon cœur qui me fait si mal. Mais il faut que j'avance et que j'oublie. Et pour cela, j'ai trouvé que le mieux pour moi était de déménager pour m'installer très loin de tout ce qui pouvait me le rappeler. Un coin un peu perdu certes, mais qui a besoin d'un cuisinier.

L'Aube de ma vieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant