Chapitre 3.

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Vivre parmi les humains n'est pas si compliqué qu'il n'y paraît réellement. Au bout d'une décennie, on s'y adapte. Au bout d'un siècle, on est si bien intégré qu'on semble appartenir à ce monde. Au bout d'un millénaire, on en est lassé. Mais on n'y peut rien. Ce monde est en partie le nôtre. C'est aussi notre Terre. Et bien que nous l'arpentions depuis bien plus longtemps que nos contemporains, il nous faut nous plier à cette étrange comédie qu'est la société humaine. Les dieux savaient ce qu'ils faisaient en les créant à leurs images. Un pathétique ersatz d'eux-mêmes. Que je sois sirène n'y change rien. Les règles du jeu sont les mêmes pour tout le monde.

Mais la mer coulera pour toujours dans mes veines, me rappelant éternellement que je suis sirène et non humaine. L'océan me manque. Le chant des baleines, le bercement des vagues, la fureur des flots... Et enfin, plus que tout, c'est l'Océan en lui-même, cette forme abstraite d'entité que représente cette immensité bleue, et à laquelle je suis rattachée pour toujours et à jamais, qui me fait défaut.

La charmante ville de Lusignan est trop reculée dans les terres.

Des terres qui sont aujourd'hui les miennes ! Voilà quatre mois que je suis Dame de Lusignan. Quatre mois que je suis mariée à ce brave Raymondin, devenu mon protecteur.

Sa grande demeure est devenue la mienne.

C'est dans un petit salon que j'affectionne particulièrement avec vue sur la cours intérieure du village que j'aime à me retrouver. Dans une large cheminée, le feu dévore les bûches tandis que mes doigts frôlent les cordes d'une harpe. Cet instrument me rappelle presque inconsciemment certains éléments de mon passé. Un vieil ami et un instrument légèrement différent que j'aimais accompagner de ma voix. Comme je le fais désormais. Mais ce n'est pas pareil. Fredonnant une douce mélopée, je me laisse emporter par le moment. Chaque note résonne au plus profond de mon être. La musique est, au même titre que la mer, une part de moi. Et si je ne peux me permettre de chanter réellement pour éviter d'envoûter tous ceux qui entendraient ma voix, simplement imiter la tonalité des notes est déjà apaisant pour moi.

Un jeune homme entre dans mon champ de vision. Je fronce des sourcils, cessant de jouer, reconnaissant le serviteur que j'ai pris à ma solde et que j'ai attaché à moi par mon envoûtement. S'il ne s'en rend guère compte, l'immense fidélité qu'il ressent à mon égard n'est que le résultat d'une manipulation mentale. Alors qu'il s'incline, j'interroge :

« Qu'y a-t-il ?

Ma question claque sèchement dans l'air. Je prends goût à ce sentiment de puissance que me confère ma toute nouvelle position sociale. À ce rythme, je commence à envisager la possibilité de séduire un roi dans un petit siècle ou deux. Mais je ne pense pas que le travail d'une reine me plairait. Une reine n'est pas libre. Tout au contraire d'une sirène.

Se pliant dans une nouvelle courbette des plus ridicules, le serviteur souffle :

— Madame, les constructions avancent. Nous avons bientôt fini d'installer les fondations.

Un sourire satisfait étire mes lèvres. Voilà deux mois que j'ai ordonné la construction d'un château fort pour mon cher et tendre époux. Un marché est un marché ! Je lui ai promis gloire et richesse en échange de sa protection. Et je m'y emploi dès maintenant.

— J'espère sincèrement que vous parviendrez à respecter nos délais.

Deux années. C'est le temps que je leur ai laissé pour construire le plus grand château fort de ce petit royaume franc. Cela paraît relever du miracle. Comment bâtir un édifice de cette taille en si peu de temps ? J'ai balayé cette question d'un geste de la main. C'est un des miracles que ma présence amène en cette jolie bourgade qu'est Lusignan. Ils en seront capables. Les richesses que j'ai amassées en deux millénaires et mes pouvoirs de persuasions très efficaces ont suffi à lancer les travaux.

Mélusine - La légende De Lusignan (Mélusine HS.3)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant