prologue.

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31 Décembre 2034.

Mon index tremble. Ma respiration se fait plus forte. Un néon tressaute à intervalles réguliers. Mon mal de tête revient. Comme mon envie de me cacher sous une couette, en position latérale de sécurité avec toutes les peluches que je possède. Toutes sans exception. À cet instant, elles seules pourraient m'aider parce que même la danse semble me tourner le dos.

Je retiens un sanglot et dans un élan incontrôlable, mon doigt appuie sur le bouton de la chaîne hifi. Les premières notes s'élèvent. Progressivement, la musique envahit la salle de danse dans laquelle je me suis réfugié. Les basses se répercutent sur les murs et résonnent en moi. Je fronce les sourcils sous l'effort que je fais pour ne pas pleurer ici et maintenant.

Sans mon accord, mes pieds nus reculent lentement jusqu'à ce que je sois au centre de la pièce. Comme toutes ces fois où je me suis entraîné pour passer l'audition et entrer dans ce conservatoire londonien. Comme toutes ces fois où je cherchais à m'évader et fuir mon quotidien. Comme toutes les fois où je voulais juste être quelqu'un d'autre.

La voix de l'artiste commence à rapper et mon visage se relève. Je fais alors face à mon reflet. Vêtu d'un simple boxer, chacun de mes défauts me saute aux yeux. Ma petite taille bien sûr. Mes bras flasques. Les quelques abdos que j'ai réussi à obtenir à la sueur de mon front après de nombreuses années. Mes jambes rachitiques. Mes pieds déformés. Mes kilos en trop. Mes yeux bridés. Tout ce qui fait ce que je suis. Moi. Ce que je hais le plus au monde.

Depuis des années, je danse pour m'oublier et c'est pour ça que les mots de mon professeur sont comme des poignards dans mon cœur. Mes poings se posent sur mes hanches alors que mon corps se voute sous la souffrance psychologique qu'il subit depuis des jours. Le visage baissé, je retiens encore mes larmes. Avec désespoir.

Puis le débit du rappeur s'accélère, mon rythme cardiaque avec lui. Mon corps se met en action par automatisme. Mes orteils glissent sur le parquet. Mon bras s'élève. Ma jambe bouge. Ma tête bascule. Mon buste ondule. Mes pensées se bousculent les unes contre les autres jusqu'à ne plus former qu'un vide immense que la musique se fait un plaisir de remplir.

Je connais cette chorégraphie par cœur. Chaque arabesque, chaque saut, chaque mouvement sont de moi. Ils m'appartiennent. Ils sont moi. J'ai créé cet enchaînement dans l'espoir d'obtenir une place dans le ballet de printemps. Non pas une place. La première place. Le danseur principal du ballet. Mais je ne l'ai pas eue. Je n'ai même pas pu montrer un dixième de cette chorégraphie.

Une double cabriole derrière puis une pirouette. Mes yeux qui me suivaient dans le miroir mural se ferment. Que je danse bien ou pas n'a plus d'importance. Je me laisse porter par le son. Lorsque mes pieds retrouvent le sol après un saut de biche, je ne me contrôle plus. Mes émotions prennent possession de moi. C'est comme si je revivais toute cette année, jour après jour alors que c'est la dernière chose que je veux. J'ai l'impression que chacun des piliers de ma vie s'effondre les uns après les autres.

Mon couple avec Ady et ma confiance aveugle en lui ont été brisés en moins de temps qu'il en faut pour faire un grand jeté. Il était mon roc, mon confident, cette épaule sur laquelle je pouvais me reposer et il m'a prouvé que ce n'était pas réciproque. Pourtant, il est toujours là autour de moi, à m'aimer et s'amuser à un jeu sadique à mes dépens.

Mon amitié avec Elliott, qui est la plus importante pour moi, semble pourtant s'effriter. Entre mon déménagement à Londres et le fait que mon meilleur ami soit parti à l'autre bout de la Terre avec l'homme de sa vie pendant six longs mois, j'ai l'impression que nous nous sommes éloignés.

Puis surtout, mes ambitions en danse sont bien trop élevées pour mon pauvre niveau. Mon corps semble bien trop frêle pour ce dont je rêve. Il ne suivra pas. Je l'ai toujours su au fond de moi. Je pensais même que je ne pourrais pas entrer dans cet institut d'art. Mais l'entendre de la part de mon professeur de danse classique devant des dizaines de personnes... m'a mis plus bas que terre.

Mes membres se figent à ce souvenir. Je m'écroule. Au sol, je fais abstraction de la douleur irradiant depuis mes genoux et enfouis mon visage dans mes mains. Mon corps est secoué par les sanglots. Je n'ai plus la force de les retenir. Ils sont trop forts pour moi. Chaque jour, j'ai la sensation de n'être qu'une usurpation. Je me lève et affiche ce sourire de façade pour mon entourage, mais depuis quelques temps, je ne peux pas le faire. À cette minute alors que je suis seul, je ne peux plus le faire. Je fais pause dans ce spectacle que je donne quotidiennement.

Les pleurs me brisent les cordes vocales. Je perds pied. Ça fait à la fois mal et du bien. C'est comme si je me libérais. C'est ainsi dès que j'ai ce genre de crise de larmes. Depuis le temps, je commence à les connaître. C'est mon mode de fonctionnement depuis plus de dix ans et ce n'est pas aujourd'hui que les choses vont changer.

Lorsque le morceau s'arrête, me plongeant dans un silence assourdissant, ma souffrance s'évanouit. Je sais que c'est momentané. Elle reviendra, comme elle revient chaque fois. Mais pour l'heure, elle me laisse, m'oublie. Je soupire et renifle. Ma lèvre tremble encore sous le coup de l'émotion. Je m'allonge par terre et fixe le plafond.

Dans cette position, je tente de faire la liste des choses qui vont bien dans ma vie. Ma famille est en parfaite santé. Je me suis réconcilié avec Sun après une guerre froide fraternelle de dix ans. Même si j'ai l'impression qu'avec Elliott, ce n'est plus comme avant, je sais qu'il serait là pour moi en cas de gros problème. Tout comme Hugo, Chad ou Ezra. Je suis entouré. Je ne suis pas seul.

Je ne serai jamais ce danseur étoile que je rêve tant d'être. Je ne serai pas cet homme fort et charismatique que mes parents pourront venir applaudir. Je suis de ceux qui sont au fond de la scène, qui ne sont là que pour la figuration. Ceux dont la banalité fait briller un peu plus la star du spectacle.

Je n'ai jamais été un personnage principal. Je suis juste ce pauvre gars qui fait rire par ses différences ou qu'on n'arrive pas bien à cerner. Aujourd'hui, je me dois d'être encore fort. Un peu plus longtemps. Il faut que je tienne. Je prends une profonde inspiration et essuie mes joues en les tapotant doucement avec mes poignets.

Alors en cette fin d'année, du fond du cœur, je souhaite trouver quelqu'un qui me comprendra. J'ose avoir l'espoir que ma vie s'améliore, que je puisse être heureux...

nothing like us. - idy 4Où les histoires vivent. Découvrez maintenant