6. Quand le sort s'acharne

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C'est juste un cauchemar, réveille-toi" chuchotai-je en me pinçant les bras jusqu'au sang, persuadée qu'il s'agissait d'une blague, d'un canular ou qu'on avait décidé d'avancer Mardi Gras sans me prévenir, raison pour laquelle ces trois foutus guignols s'étaient déguisés en agents.

Oui, ça ne pouvait qu'être ça. La probabilité pour que la police débarque le jour-même où j'avais décidé de revenir en cours était infime, voire nulle. Le sort ne pouvait pas autant s'acharner sur moi.

— Avant toute chose, je demande à tous de garder votre calme, ordonna l'un d'entre eux d'une voix ferme.

Plus personne ne parlait. On entendait presque les mouches voler : même Lana s'était arrêté de piailler.

— Deux corps ont été retrouvés dans un camion-poubelle dans le quartier de Gardens. L'analyse sanguine des victimes montre que les deux meurtres ont eu lieu simultanément.

Le souffle coupé, je fixai un point au sol pour m'interdire de flancher.

Un...camion-poubelle ? Le tueur avait jeté les cadavres dans une benne à ordures ?

Cette révélation sonna comme une alarme mortelle dans ma tête. L'homme qui avait croisé ma route n'était pas qu'un tueur ordinaire. C'était un dangereux psychopathe, un détraqué sanguinaire capable du pire.

— Nous disposons de trop peu d'informations pour affirmer s'il s'agit ou non d'un début de meurtres en série, poursuivit-il d'un ton crispé.

— Et nous n'avons aucune piste quant à l'identité du coupable pour le moment, ajouta d'emblée son collègue.

Les élèves poussèrent des cris de stupeur. Ils se demandaient sûrement comment une ville comme la nôtre, répertoriée parmi les plus calmes et sécurisées du territoire, pouvait être victime de tels actes.

— Si l'un d'entre vous a été témoin de quoi que ce soit ou a remarqué quelque chose d'inhabituel dans les environs, signalez le immédiatement.

Personne ne réagit.

Je ne pouvais pas garder le silence. C'était tout bonnement insensé. J'étais la seule à avoir vu le visage de cette pourriture. Mon témoignage ferait avancer grandement l'enquête. De plus, s'il ne l'arrêtait pas rapidement, il poursuivrait sans fin ses parties de tire-balles qui semblaient lui procurer un plaisir sans égal.

— Nous avons tenu à nous déplacer dans toutes les écoles à proximité du lieu du crime. Tant que le tueur sera toujours en cavale, nous vous recommandons de rentrer directement chez vous après les cours et de ne surtout pas approcher le quartier de Gardens. Restez prudents.

Mon bras sembla soudainement peser une tonne. La respiration saccadée, je m'efforçai à lever la main, m'intimant que la police me déchargerait d'un énorme poids. Je devais leur faire confiance et arrête de craindre les représailles.

La seconde d'après, je compris que je ne pouvais plus reculer lorsque Monsieur Barker et les policiers se tournèrent vers moi. À en croire leurs mines déconfites, je devais afficher un sacré air.

Respire. Tout va bien se passer. Il te suffit juste te dire la vérité.

— Je...

Je m'interrompis un instant, déstabilisée par les regards insistants des élèves qui convergeaient sur moi. Noan fronça les sourcils, surpris que je prenne la parole dans un moment comme celui-ci.

Interdit de se dégonfler.

— Je peux aller aux toilettes ?

À peine m'ai-je entendu prononcer ces mots que j'attrapai ma veste et me précipitai hors de la classe, le ventre plié en deux. Je n'avais même pas attendu l'accord du professeur.

J'étais pitoyable. Les mots restaient coincés dans ma gorge, comme une arrête de baleine dans le gosier d'une souris.

La situation était injuste. Pourquoi moi, jeune perle innocente n'ayant jamais commis aucun délit me retrouvais-je confrontée à une telle affaire ?

Ma mère me disait souvent qu'elle me trouvait très mature malgré mon jeune âge. À huit ans, je m'étais déjà construite un chemin à suivre pour passer de l'étape enfant-adolescente à adulte. J'avais tout planifié : une entrée dans une bonne école, une passion pour les sciences, une réussite au concours de médecine, un mariage à l'eau de rose et l'achat d'un palace avec vue imprenable sur mer. Sans oublier deux merveilleux labradors, Willy et Wonka.

Tout s'était déroulé comme je le souhaitais jusqu'à présent. Un parcours sans détour, sans entrave. Mais maintenant que j'avais croisé sa route, tout partait en fumée. Tous ces objectifs et règles que je m'étais entêtée à respecter avaient été balayés aussi rapidement qu'un amas de feuilles par un coup de vent.

Penchée sur les toilettes du lycée, je dégobillais tout mon repas d'hier soir. Le spectacle n'était pas fameux, mais la boule à l'estomac qui me torturait depuis plusieurs jours avait au moins le mérite de se dissiper.

Épuisée, je m'assis au sol, la tête enfouie dans les bras, le dos collé contre la porte des toilettes. L'odeur nauséabonde des sanitaires ne me dérangeait pas, pour une fois.

Le pire dans cette histoire était certainement de ne pas pouvoir vider son sac. Je ne voulais impliquer personne dans cette galère.

Des larmes commencèrent à se former au coin de mes yeux, quand un petit claquement retentit de l'autre côté des toilettes. La porte venait de se refermer.

— Moïra ?

Je reconnus immédiatement la voix apaisante de Noelle.

— Tu es là ? demanda-t-elle avec insistance.

J'avais tellement de choses à lui dire, à lui demander et pourtant, je ne répondis rien. Si j'ouvrais la bouche, elle saurait que je refoulais mes sanglots. Et elle comprendrait alors que cette histoire de grosse grippe était aussi fausse que les cheveux blonds de Blue.

—Tu sais...

Elle s'affaissa sur le carrelage glacial et marqua une pause.

— C'est la deuxième fois en onze ans que tu me prends pour une quiche. La première fois, c'était quand tu m'avais dit que tu t'étais remise de la mort de Loyce.

Je me mordus la lèvre inférieure pour ne pas éclater en sanglots. Noelle avait toujours appelé ma mère par son prénom. Tous les jours, après les cours, elle venait à la maison et s'amusait avec nous. Ma mère avait fini par la considérer comme sa seconde fille. Et c'était l'une des premières personnes avec laquelle Noelle s'était montrée parfaitement à l'aise. Même la mère de ma meilleure amie avait fini par jalouser la mienne.

— Je suis passée chez toi quatre fois mais tu n'as pas ouvert.

Je n'en avais pas la moindre idée. J'étais restée enfermée dans ma chambre, pièce la plus insonorisée de la maison, et la sonnerie de l'entrée ne fonctionnait plus.

— Si tu n'as pas envie de me raconter, je respecte totalement ton choix. Mais sache que quoiqu'il se passe je serai toujours là pour toi, comme tu l'as été pour moi quand ça n'allait pas. Je ne compte plus te laisser seule une seule seconde.

Je poussai silencieusement un soupir de satisfaction, et ma poitrine se décompressa d'un coup. Une agréable sensation se nicha au fond de moi. Elle venait de trouver les mots parfaits pour me calmer.

— Ah oui, j'oubliais ! Vu que ton nouveau téléphone n'est toujours pas arrivé, et qu'il est hors de question que tu me laisses encore sans nouvelle pendant cinq jours, je te passe mon ancien portable. Bon il est moche et lent, mais avec une bonne claque dans la gueule, il obéit, dit-elle en secouant l'engin.

Je retins un sourire lorsque je me souvins de ce fameux téléphone. Noelle lui avait fait subir tous les malheurs du monde : baignade dans l'eau des toilettes, cascade à un mètre du sol, parties de volley où il faisait office de balle...Et pourtant elle ne s'en était jamais séparée.

— Et j'espère vraiment que tu es dans les deuxièmes toilettes côté fenêtre, parce que j'aurai vraiment l'air con à parler toute seule.

J'ouvris le crochet à la volée et me jetai dans ses bras, des larmes de soulagement coulant sur mes joues.

Elle avait bien trouvé la bonne porte.

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