9. L'herbe du diable

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— N'y touche pas, mon cœur.

Ma mère pointa du doigt une espèce de plantes qu'elle cultivait depuis plusieurs mois, le Datura. Je fronçai les sourcils et ruminai dans ma barbe, le dos tourné à elle. L'envie de toucher ces belles pétales blanches à forme d'entonnoir me démangeait, mais elle me l'interdisait formellement.

Bien qu'agacée, je n'étais pas surprise : ma mère vouait une telle passion à ses fleurs qu'elle craignait toujours de les abîmer. D'ailleurs, elle consacrait la majeure partie de son temps libre à les entretenir, les dorloter, et à étudier leurs innombrables variétés.

Mais la réalité sur son refus était toute autre.

— Ceci est un Datura Stramonium, aussi appelé herbe du diable, poursuivit-elle calmement.

Le nom me stupéfia tellement que j'arrêtai tout net de ronchonner.

— Ses feuilles, bien que somptueuses, sont mortelles. Comme quoi, parfois, les choses les plus séduisantes sont aussi les plus dangereuses.

Ma mère eut à peine le temps de prononcer ces mots qu'une affreuse sensation de déjà-vu me cloua au sol. Des bribes de souvenirs anciens me revinrent en mémoire, sanglants, poignants, comme si je les vivais pour la première fois.

Le passé que je m'étais entêtée à enterrer durant toutes ces années refit brutalement surface lorsque son corps s'écrasa violemment sur la verdure grise, inanimé. Autour de moi, les champs de fleur disparaissaient silencieusement dans un tourbillon de pétales flétries.

Seul le Datura Stramonium trônait fièrement au milieu de cette prairie désormais déserte, intact.

Mais il était maintenant rouge, dégoulinant de sang.

~

Je me redressai en hurlant, le cœur battant à tout rompre. Une lumière blonde traversait trois vitres sales fixées dans des cadres étroits, à travers lesquelles il était impossible de distinguer quoi que ce soit.  Elle était si vive, si intense que des larmes vinrent rapidement mouiller mes yeux.

Le cou endolori, je clignai des paupières à plusieurs reprises, essayant tant bien que mal de m'accoutumer à la forte luminosité de la pièce. Étriqué et désordonné, ce vaste salon paraissait abandonné. Les murs ternes étaient garnis d'une tapisserie délabrée, tandis que le plafond poussiéreux semblait prêt à s'écrouler. Mon regard se promena le long des larges rideaux déchiquetés, des affreux meubles en bois plaqués, du vieux canapé en cuir crevé sur lequel je restais vautrée, avant de s'arrêter sur une liasse de papiers qui jonchaient le sol.

Au moment où mes yeux se posèrent sur un hebdomadaire, quelqu'un asséna un violent coup de pied à la porte qui vola aussitôt en éclats.

Oh non.

L'homme de mes cauchemars s'avança vers moi à pas de loup, les mains fourrées dans son cargo noir à chaîne. Ses iris obscures me fixaient sans ciller, ruisselant de haine. Je tenais toujours le journal entre mes mains, mais il ne s'en souciait pas. Au contraire, il semblait s'en moquer comme de l'an quarante.

— Beugle encore une fois comme la truie que tu es, et je te fais regretter d'être venue au monde, hurla-t-il d'une voix à vous crever les tympans.

Etant donné les circonstances de la situation, je n'imaginai pas être accueillie avec des petits croissants et des mots doux, certes, mais là tout de même...Je faillis lui demander si je lui devais de l'argent, mais je me retins.

L'esprit encore embrumé, les évènements de la veille me revinrent peu à peu en mémoire, avec une lenteur démesurée. Je retraçai difficilement la fameuse soirée au restaurant, les douloureuses confessions de Noelle, puis cette nouvelle rencontre inattendue avec mon bourreau. Mes souvenirs avaient beau resté confus, je savais pertinemment que le bandit ici présent était l'unique responsable de mon enlèvement.

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