Aube était plongée dans la contemplation du plafond de la hutte noirci par la suie. L'atmosphère était chaude et épaisse, l'odeur âcre des herbes brûlées dans le foyer était presque entièrement masquée par celle douceâtre qui émanait des plaies boursouflées de Karib. La peau s'était rompue sous la pression de l'os et les bords de l'ouverture avaient pris une couleur verdâtre peu engageante, elle fronça le nez et plissa les yeux en se penchant sur son patient. C'était le premier que la vieille Maggy l'autorisait à soigner par elle-même. Il fallait dire aussi que la pauvre vieille guérisseuse avait fort à faire ces derniers temps. Karib gémissait doucement, mais la potion d'Amarante et de pavot qu'elle lui avait administrés ne tarderait plus à agir et il sombrerait bientôt dans un sommeil profond et sans rêve. À ce moment-là elle pourrait commencer à travailler. En attendant, elle devait rester là au-dessus de la jambe incriminée et observer un air à la fois sérieux et rassurant. Un exercice rendu décidément plus difficile par l'odeur ambiante qui lui donnait la nausée.
Enfin, le visage imberbe de Karib s'effondra sur l'oreiller et sa respiration se fit plus régulière. Son corps était toujours aussi brûlant et dans sa poitrine battait un tempo toujours aussi affolé. Aube sourit pour elle-même en contemplant le paysan étendu devant elle. Son corps combattait vaillamment l'infection, s'il ne faiblissait pas, le jeune homme pouvait espérer conserver l'usage complet de sa jambe. Cet idiot s'était blessé pendant la moisson et il avait attendu que sa plaie soit aggravée avant de faire appel à un guérisseur. Manque de chance pour lui, la vieille Maggy – qui tenait le rôle de guérisseuse dans leur petit village d'EauClaire – s'était absentée pour se rendre dans les collines. La femme de Shep le Meunier avait une grossesse difficile et la guérisseuse avait décidé de rester près d'elle jusqu'à terme. Ainsi, la responsabilité de s'occuper de soigner les petites blessures des habitants du petit bourg échoyait à son apprentie. Autrement dit, Aube se trouvait être la seule guérisseuse à des kilomètres à la ronde et en termes de blessure elle était servie. Une fracture ouverte infectée au dernier degré, un sacré défi pour quelqu'un qui n'avait jamais soigné plus que quelques écorchures ou autres rages de dents. Et encore ! Sous la houlette sévère et attentive de la vieille guérisseuse. Heureusement pour le jeune fermier, elle avait déjà eu l'occasion d'observer Maggy soigner ce genre de blessures. Le pied de Rob le forgeron était même dans un état bien pire et elle l'avait vu le matin même cavaler après deux jeunes filles de son âge qui gloussaient en fuyant. L'une de ces deux-là était Jude la meilleure amie d'Aube et c'était certainement la plus belle fille de leur village. Avec ses cheveux d'un blond cendré, sa peau pâle, son sourire charmant...
Aube secoua la tête et revint au présent. La cabane à l'atmosphère irrespirable, le patient allongé devant elle et surtout la jambe fracturée qui puait pire que dix rats en décomposition dans un grenier à grain surchauffé.Environ une heure passa avant que l'apprentie guérisseuse se relève de son ouvrage. Elle observa d'un œil appréciateur la jambe pansée. Les éclisses qu'elle avait fixées avec des cordelettes fines de chanvre maintenaient la jambe autant que le cataplasme d'herbes variées dont Maggy avait le secret et qu'elle avait trouvé sur l'une des étagères de la cabane. Elle était parvenue plus facilement qu'elle ne l'aurait imaginé à replacer l'os à l'endroit qu'il n'aurait jamais dû quitter et le reste n'avait été que la répétition de gestes déjà si familiers que l'opération lui avait semblé plus monotone qu'autre chose. Elle abandonna là son patient, jugeant que le pavot maintiendrait son inconscience pendant encore au moins deux heures. Elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir.
« Alors ? Comment il s'en sort ? Lui demanda Hérénam alors qu'ils déjeunaient chez Jude qui les avait invités.
- Tout aurait été plus simple si cet imbécile ne s'était pas obstiné à se rendre au champ alors que sa jambe avait reçu un coup de sabot. S'il était venu me voir directement, il aurait été de retour aux moissons dès demain. Répondit-elle en se tournant vers son frère.
- Il faudra qu'il garde le lit pendant combien de temps ? Demanda Jude.
- Au moins quatre semaines, le temps que son os se ressoude à mon avis.
- Sombres étoiles ! Gémis Hérénam. C'est un gars efficace, ce Karib, ça va être difficile de se passer de lui.
- C'est pour ça que je vous répète toujours de venir vous faire soigner directement ! Marmonna, Aube. Mais vous êtes tous les mêmes ! Les garchons... Acheva-t-elle avec difficulté en mâchonnant une aile du poulet que Jude avait préparé, ce qui fit glousser Hérénam.
- Ah oui ! J'oubliais, les garçons, toujours la même sombre engeance. Sourit Hérénam en jetant un coup d'œil amusé à Jude qui rougit joliment.
- Il te plaît ce Rob ? » Demanda abruptement Aube à son amie. Cette dernière regardait un point situé au-dessus de l'épaule d'Aube dans son dos.
Son visage semblait plus sérieux que d'ordinaire et son teint avait pâli, même si c'était difficile à discerner. Aube se retourna pour suivre son regard et remarqua qu'Hérénam aussi suivait des yeux un point invisible pour elle. Elle ne tarda pas à découvrir la source du trouble de ses deux compagnons. Karib approchait de la maison de Jude en marchant sur ses deux jambes d'un pas aussi souple qu'habituel. Et le problème était bien là. On ne trouvait rien de plus inhabituel qu'un homme avec une fracture ouverte qui se retrouvait sur ses deux jambes en moins de deux heures ! Aube se sentait figée, pétrifiée. On aurait dit qu'elle se trouvait quelque part loin de cette scène qui se jouait pourtant sous ses yeux. Sans être capable de bouger, elle observa le jeune homme approcher d'un bon pas. Se concentrant surtout sur sa jambe droite qui paraissait... eh bien, parfaite.
« Aube ! Tu es vraiment merveilleuse ! S'exclama le fermier en entrant dans la petite maison.
- Mais je..."
Aube voulait expliquer qu'elle n'avait strictement aucune idée de comment un tel prodige avait pu se produire, mais Karib l'avait déjà attrapée et la faisait tournoyer à bout de bras autour de la petite cuisine agréablement meublée de Jude.Quand il se décida à la reposer, elle peinait à reprendre son souffle. Jude en profita pour s'approcher de Karib et remonter son pantalon pour dévoiler une jambe parfaitement saine. Aube se pencha bientôt au côté de son amie et ne put que constater le miracle. Il ne subsistait même plus une cicatrice qui aurait pu marquer l'endroit où l'os avait percé les chairs. Par acquit de conscience elle examina l'autre jambe avec le même sérieux, mais elles demeuraient désespérément identiques. Complètement déboussolée, elle s'assit à même le sol et bredouilla :
« Mais je ne comprends pas, tu ne devrais pas...
- J'ignore ce qui s'est passé. Intervint Hérénam. Mais je pense que tu as dramatisé la situation Aube. Je suis content de te voir sur pieds Karib. Je retournais aux moissons justement, tu m'accompagnes ? »Celui-ci acquiesça et suivit Hérénam en dehors de la pièce, non sans avoir chaleureusement serré les deux mains d'Aube dans les siennes.
La jeune fille, toujours assise par terre, observa interdite la petite bourse bombée que le jeune paysan lui avait glissée. En remarquant ce détail, Jude émit un sifflement admiratif.
« Ton premier paiement de guérisseuse. Tu n'es pas fière ?
- Je ne sais pas. Je ne suis pas sûre de le mériter.
- Mais enfin, d'une manière ou d'une autre tu l'a guéri. Tu le mérites, je t'assure ! Dis son amie en lui tendant une main pour l'aider à se relever.
- Il ne devrait pas être capable de marcher.
- Et pourtant il marche ! S'exclama Jude en agitant sa main ouverte devant le visage d'Aube. Allez, relève-toi, j'ai une idée de comment tu pourrais dépenser une partie de ta première paie.
- Ah oui ? Sourit Aube en attrapant la main que lui tendait son amie.
- Il paraît que le vieux Kote a encore quelques-unes de ces vieilles amphores de vin qu'il a rapporté de son dernier voyage au Nord. Si on allait lui en prendre une, on pourrait la boire ensemble près de l'étang de la vasque et peut-être s'y baigner, comme quand on était jeunes et insouciantes.
- Oui, parce que maintenant nous sommes deux vieilles filles au visage aussi ridé qu'un tronc d'arbre.
- Parle pour toi. Ce n'est pas moi qui projette de devenir une nouvelle vieille Maggy. J'ai des aspirations plus importantes personnellement. Déclara Jude en relevant le menton d'un air altier.
- Et ces aspirations ne s'appelleraient par Rob le forgeron par hasard ? » Gloussa Aube. Pour toute réponse, Jude se contenta de rougir toujours aussi joliment.

VOUS LISEZ
L'HÉRITAGE DES TEMPÊTES Tome 1 La Guérisseuse, L'Érudite Et La Princesse
FantasyLe Front qui retenait les armées des Oths à l'écart du Royaume vient de tomber. Le duché de ChateauClair, dans lequel est née Aube est le premier menacé. Au même moment, la jeune fille se découvre un don pour la magie et elle doit rejoindre Capital...