L'HÉRITAGE DES TEMPÊTES Tome 1 La Guérisseuse, L'Érudite Et La Princesse

La fillette et l'épée

Elle avait toujours trouvé l'épée terrifiante. Pendant toute la première semaine qu'elle avait passé au palais, elle n'avait quasiment pas fermé l'œil. L'image de l'épée l'obsédait, elle la revoyait dès qu'elle fermait les yeux et certaines nuits, elle pensait même l'entendre l'appeler par tous ses noms. Même les plus secrets.

Elle se rappelait parfaitement son arrivée au palais vert. Elle, une fillette maigrichonne simplement vêtue d'une tunique rapiécée s'était retrouvée face au roi lui-même qui la toisait du haut de son trône. Elle l'avait trouvé jeune, ses cheveux châtains lui retombaient sur les épaules en boucles légères et ce qui deviendrait dans le futur une barbe roussie par la fumée n'était encore qu'une ombre discrète sur ses joues. Le roi lui avait souri, il avait parlé assez longtemps et puis Schaps l'intendant avait frappé le sol de son bâton et parlé peu, mais très fort. La fillette sans nom ne s'était pas vraiment intéressée à la diatribe des adultes. Une fois que ses grands yeux gris eurent achevé leur examen de l'auguste souverain du Royaume, elle les avaient laissés parcourir librement le reste de la grande salle. Elle découvrit plusieurs rangées de bancs richement ouvragés et presque tous occupés qui cernaient la petite estrade sur laquelle elle se tenait avec un homme en armure qui sentait la sueur et qui gardait une main sur son épaule à elle et l'autre sur son épée à lui. Et puis elle avait vu l'épée.

Un râtelier juste à la gauche du trône du roi retenait une épée de cauchemar. La lame dentelée à son extrémité luisait d'un éclat pourpre et la poignée qui la surplombait était un monstre. Un véritable monstre, un dragon violet veiné de blanc, ailes écartées, gueule ouverte. De là où elle se tenait, il lui semblait même voir le reflet fugace de flammes se consumant dans la gueule béante de la créature. La lame elle-même, si elle semblait d'abord noire révélait après un examen plus approfondi un tel amalgame de couleurs et de force qu'il en devenait un maelström furieux, infernal, entêtant. Son attraction était telle qu'elle en vint presque à oublier qui elle était.

Qui elle était, oui, qui ? L'intendant avait prononcé un nom après avoir frappé le sol avec son bâton et les gens avaient applaudi. La main de l'homme avait quitté son épaule et restée seule sur l'estrade, elle avait frissonné. Il avait prononcé un nom. Ce n'était pas encore le sien, même si ça l'était presque. Pour l'instant elle pouvait rester qui elle avait été. Elle ne s'en souvenait presque plus de son papa, de sa maman, de son nom d'avant. Maintenant, on était après, c'est ce que Boach sa nourrice lui avait dit. Et quand l'avant et le maintenant c'est fini, tout ce qu'il reste c'est l'après. « Pas encore. » Pensa-t-elle. Elle ravala un sanglot et descendit les marches de la petite estrade. Tournant le dos à l'épée, à son passé, abandonnant celle qu'elle avait été. Elle avait promis qu'elle serait forte, elle ne pouvait pas pleurer. Si elle n'était plus celle qu'elle avait été à sa naissance, si elle n'était plus vraiment à présent, elle se jura qu'au moins, elle serait.