Chapitre 1

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Un air impétueux, solide et frais, animait la chambre circulaire. Thomas voulait le braver sous les manteaux épais des draps, mais il le frappait au visage, courait dans les flots de son sang et agitait son esprit point par cet ennui inexorable et vague, qui n'a jamais d'objet. Quoiqu'il risquait un regard amer vers la jeune femme, flottant dans son flanelle bleu, subordonnée à un sommeil séculaire, bienfaisant, aveugle, ne ressuscitant à sa conscience que de rêves artificiels et hypnotiques qu'elle s'efforçait à croire. Il dut poser une main près de son chevet, palper le revers de son oreiller garni de dentelles, pour y saisir enfin sa montre à gousset. Elle affichait deux heures trente du matin. L'homme, dont les lèvres expulsaient un soupir douloureux, comme s'il eût entrecoupé des sanglots, laissa la chaleur du matelas et alla toucher la moquette rouge de la plante des pieds, qui absorbait ses piétinements continus alors qu'il approchait les fenêtres grandes ouvertes.
Il y fixa la rue déserte et sombre aboutissant à son manoir, où seule une lanterne brillait derrière ses verres colorés. Tout le désenchantait : les arbres noirs, le silence, le ciel immensément fade et la nostalgie qu'il couvait parmi ses astres. Autrefois il connaissait un monde idéal, invisible, fantastique, un monde contre lequel la Terre ne rivaliserait jamais, qui la réduisait en une poussière morne et ridicule. Là-bas les étoiles étaient solennelles, les êtres sensibles, les éléments vifs, éternels et beaux, la bonté et la richesse impérissables. C'était un monde attentif, juste, trop juste pour les humains, Thomas le savait. Il l'avait su en contant ses merveilles, celles qui lui avait été accordées, dont il avait pu témoigner alors qu'il atteignait ses huit ans, celles qu'on avait démenti en plaidant l'imaginaire de l'enfance. Mais il se croyait, il l'avait toujours fait, et le faisait encore, et ce du haut de ses vingt-cinq années. Ce monde l'avait enchanté à travers les limbes d'un réel incontestable, un réel qui avait été sien et qu'il s'était proscrit.
Seulement soudain, émergeant d'entre les cieux, une silhouette apparut, frisant à quelques mètres les rebords des vitres. Thomas, saisi de terreur, s'en éloigna à reculons, heurtant son dos aux tapisseries précieuses pendant aux murs, à demi paralysé par la venue de cette ombre qui s'infiltrait lentement dans la chambre. Il y passa un sifflement léger, puis un rire sourd, la chose montrait un sourire sardonique, quoique séducteur. Elle le rejoignit, employant de gracieux pas, félins, presque aériens, disant en un murmure à peine perceptible : « Tu as la même splendeur que dans mes souvenirs, Tommy. »
Thomas faillit s'effondrer sous l'assaut de la surprise, car il reconnaissait cet homme, il avait espéré son retour des jours durant, il en avait pâti. Il n'était pas tout à fait le même, ses muscles s'étaient développés et sa taille avait triplé, mais il avait encore ces cheveux, courts sur le bas de la nuque et blonds, ces quelques mèches noires allant sur son front blanc, ces yeux sombres, scintillants, d'une profondeur infinie. Il avait le torse nu, coupé sur la diagonale droite par une épaisse lanière en cuir, ses jambes, fort longues et fines, embellissaient un pantalon ajusté.

« Te plais-je, Tommy ?

- N... Newt ? prononça Thomas, la voix rocailleuse et petite. Est-ce... Est-ce toi...? non, non... je dois halluciner...

- Il est vrai que je ne ressemble pas autant à ce que tu connais de moi. Mais, cesse de me contempler de la sorte : tu es d'une beauté incomparable, tu parviendrais à me faire rougir.

- J, je ne comprends pas... marmonna-t-il, n'entendant pas ses mots. Il y a eu des diagnostics... les psychiatres m'ont dit schizophrène, comme ma défunte mère, ils l'ont fait...! J, je prends mes traitements, et ce méticuleusement, tous les jours, je... je ne les oublie jamais...! Comment puis-je te voir une nouvelle fois...? comment est-ce possible... après quinze ans sans hallucinations...?

- Une hallucination ? sourit-il lentement, l'approchant encore. Veux-tu que je te prouve que tu as tort ? »

Il usait d'un ton suave, moelleux et exquis, qui apportait à Thomas des frissons agréables.

Entre deux mondes - NewtmasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant