Chapitre 6

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Le Bloc, au-delà de son énormité, ne renvoyait pas l'idée confortante du refuge. Les rainures des échoppes, immémoriales et décrépites, cavaient les interstices des murs mitoyens, dont la peinture s'était diluée à la façon de l'encre noire dans l'eau. L'hêtre crevassé des enseignes s'effritait au-dessus des regards obliques de quelques badauds, musardant dans les prémices d'une ère prostrée et par le passé proverbiale. Les dépouilles des logis témoignaient de cette Mort surabondante et importune, qui goulûment ruminait leurs gloires.
Newton voulut caviarder leur nuit au sein d'une auberge modique. Ils eurent une chambrette, aménagée de deux couchettes. Thomas s'y laissait le dos plat, prononçant sans introduction, la voix affaiblie et défraîchie : « Si la paix n'est pas même au Glade, les fantaisies de certains hommes sont mensongers et lunaires. Moi, je n'en suis pas déçu ; je n'ai jamais osé les rêver. Ou peut-être étais je trop focalisé sur un autre monde qui m'est plus cher... Newt, comment donc un royaume tel que le tien peut-il voir tant de batailles ?

- Je n'en sais rien... murmura Newton avec absence. Cependant, je sais que le Glade n'a jamais su vivre en symbiose. Les révoltes sont fréquentes, depuis des centaines de siècles... nous ne savons que faire d'autres. Peut-être que la sagesse tombera sur nous un jour, lorsque nous enterrerons encore pères et fils.

- Quels sont les causes de vos révolutions ? vous devez être le peuple le plus libre et affable dont le vivant ait attesté la naissance.

- Les éléments déclencheurs sont innombrables... il serait impossible de les recenser. répondit-il simplement. Un grand nombre de mes proches y sont morts, tu sais. Ils ont été éliminés par ma propre armée.

- Dieu... dit-il doucement. Comment cela te fait-il sentir... je veux dire, en tant que roi ?

- J, je l'ignore... soupira-t-il. Frustré, enragé, coupable, fait de remords, je pense... mais aussi fier, fier de cette armée qui donne corps et âme pour préserver notre sécurité et notre paix quand les répressions se révèlent extrêmement violentes. Je suppose... que je ne cautionne aucun réactionnaire martial. Je veux croire en un rétrograde juste, souverain et démophile. Un rétrograde qui n'égorge pas ceux qui ne prônent plus leur conceptuel utopique.

- Je le comprends... je l'aimerais aussi. partagea-t-il en un souffle long. Mais le monde gris n'abrite que très peu de ces gens-là.

- Tu peux l'incriminer et l'étouffer de blâmes si tu le souhaites, s'opposa-t-il, mais tu restes une de ses progénitures, et tu es le plus fastueux de tous les êtres confondus. Je ne connais que très peu la Terre, je me dois de l'admettre. Pourtant je l'adore et je l'admire. Je la défendrais face à mon royaume s'il le fallait, car elle est ta mère et ton foyer. Elle devient de cette manière la mienne aussi.

- Newt, le monde gris ne produit pas de caractère comme le tien. Le Glade vaudrait davantage la vie si un dilemme nous était imposé. renchérit-il, ayant un soupir. Newt... je dois te faire une confession... ajouta-t-il après des secondes. Tu es pour moi un soulagement et un bonheur, seulement... je n'ai pas ma place ici, le Glade n'a pas été conçu pour ceux de mon espèce. Je me sens... en danger, rejeté et détesté, je le suis. Et j'ignore si je le supporterais aussi longtemps que convenu.

- Tu te trompes, Tommy. Ta place ici est légitime, tu es notre héros.

- Oui, pour le remède, j'en conçois... »

Il avait un ton pathétique, palpitant, qui fit Newton se joindre à lui sur le matelas mince et étroit. Il l'étreignit de cette force maternelle, compressant leurs poitrines, disant en baisant son front et les mèches brunes qui y étaient plaquées : « Je t'interdis cette pensée, Tommy... tu n'es pas là, près de moi, dans l'unique but du remède. Si cela était mon choix, j'aurais pris un homme dont je ne me serais pas même occuper à apprendre le nom. Tommy, je sais que nous nous sommes longtemps séparés, je sais que tu peux douter de mes mots, je le comprends. Mais entends ceci, car je m'y suis battu contre : je ne peux pas vivre sans toi. J'ai essayé, je le jure, cependant je n'y peux rien, je n'ai plus cette capacité. Tu es nécessaire à mon âme et à mon corps. Tu es tout à mes yeux.

- Tu l'es aussi... mais je sais que ma race n'appartient pas à ton royaume. Tu cours de grands risques en tenant à moi.

- Ne fais pas de cela une préoccupation, Tommy. Ce royaume est sous une couronne qui m'appartient, et je serai prêt à l'inaugurer en ton nom. »

Il entortilla doucement quelques uns de ses cheveux autour d'un doigt. Thomas rosissait crûment sous cette pesante et minutieuse attention. Il eut un bégaiement timide puis proposa : « Nous avons eu une journée éprouvante. Nous devrions sûrement dormir. » Newton acquiesça silencieusement, promena une dernière fois ses lèvres sur son visage et, d'un mouvement lent, quitta son lit.

« Non, Newton... arrêta Thomas.

- Qu'y a-t-il, Tommy ?

- Aimerais-tu rester avec moi, cette nuit ? demanda-t-il, Newton ayant un sourire ravi.

- J'adorerais. »

Ils étaient maintenant blottis ensemble. Newton voyait à son torse l'enfant merveilleux qui lui avait coûté sa naïveté et plus tard sa vie, l'enfant pour lequel le prince avait damné son père et son royaume. Mais il ne l'avait jamais su comme son cataclysme ; il avait été une sainteté, un signe divin, légué par un surnaturel exceptionnel, et par la voix archangélique qui l'eut appelé à s'évader du palais ce soir fameux. Un séraphin l'avait aiguillé jusqu'au manoir du petit homme, on avait décidé de sa prédestination.
C'était ainsi que Newton avait voulu entrer, tout en haut, vers la droite, par la fenêtre laissée ouverte. On l'eut mené à son décèlement exquis, à ce trésor splendide, qu'aucune joliesse ne nivèlerait jamais. Créature fabuleuse, drapée dans son linge, alanguie par un sommeil aussi pur. Il rencontrait un humain. Il l'approchait, scrutait paupières, nez et bouche, stupéfait par une beauté telle qu'il la pensait illusoire.
Il palpait discrètement ces lèvres rubis, malgré sa délicatesse il réveilla doucement l'enfant.
Ils eurent un soubresaut. Newton s'écartait au-dessus de son lit, voyant le grand regard ambre l'happer d'un cri maladroitement muselé. Le prince, descendant lentement, s'asseyant à son chevet, sourit enfin. Une affriolante vague l'emportait comme un navire en mer, il avait déjà la tête sous l'eau. L'enchantement éprouvé par le petit humain fut sa première goulée d'air.
Mais le tonnerre roulait d'un coup ; des pas frottaient dans le corridor et avait coulé leur griserie. Newton disparut de la chambre, agglutiné près de la vitre, apercevant une femme en robe de nuit blanche venir embrasser son garçon et le chasser de ses espoirs. À son retour au palais, le Roi le battit plusieurs heures. Pourtant le prince ne résigna pas à son dévouement : il reverrait le petit homme.

Entre deux mondes - NewtmasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant