Chapitre Dixième - Ou La Lumière (2)

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J'ai peur maintenant, beau travail, ricane l'Ombre. Qu'est-ce qui peut briser autant ? La version de Marie que j'ai connue toujours avait les traits râpés par des nuits sans sommeil, la démarche fragile, l'œil alerté, la fierté pâle.

Et pourtant devant elle, la Rose, dans toute la beauté de son orgueil !

Autours les gens chuchotent en observant les œuvres. Ont-ils peur de les lever ? s'interroge Solène revenue à l'exposition pour chercher des réponses.
Mais moi, moi je voudrais moi les réveiller, ces humains de pigments froids ! Réveiller Marie, réveiller la Rose ! Et la voir droite, heureuse dans sa confiance étrange. C'est morbide, peut-être. C'est réveiller des morts...

Est-ce qu'elle hurlait, hurlait, hurlait, tombait aussi un peu ?

Est-ce que son cœur a été tant brûlé, creusé, et limé par les douleurs qu'il est devenu lisse ? C'est cruel, un cœur lisse. Tout glisse dessus, tout l'érafle à peine au lieu de l'exploser. Et rien n'en sort, aussi... Là peut-être est le drame.

Une main soudain s'abat le long de son épaule – à deux souffles de sa nuque –. L'Ombre tressaille. Dans son oreille une voix rit – salit –, en tendresses et moqueries sages :
« Bonjour, Solène.
— ...Applaudissons l'artiste. Vous soignez vos entrées, Lechauvin.
— C'est le coût du succès. »

J'ai envie à la fois de lui offrir le thé pour parler de la vie, et de lui fendre sa face faussée en deux, l'Ombre s'effraie. Je ne sais plus ce que je vois. Un sourire, un suspect, un poète, un ami, un monstre, un homme, un dilemme.
Le dilemme continue, fier comme un paon pimpant – malheureusement pour lui l'appellation est déjà prise et protégée – :
« Vous admirez mes œuvres ? La Rose, très bon choix. Splendide, même.
— Mais j'admire votre ego plus encore.
— A quoi bon se mentir ? Je connais mon talent. Un masque d'hypocrisie, une parure en humilité menteuse... Tout ceci tâcherait mon œuvre ! Je suis honnête. C'est un art en soi-même.
— Belle philosophie, Lechauvin. Splendide, même. »

Silence.

Puis Lechauvin pointe la Rose :
« Qu'en pensez-vous, Solène ?
— C'est magnifique. La femme, surtout. »
Plus doucement, ensuite :
« Oui, elle est magnifique. »

La foule glisse autours comme un manteau poisseux, et n'entend rien pourtant. La foule est souvent sourde à ses enfants perdus...

L'artiste soupire :
« Je me souviens d'elle.
— Quel était son nom ?
— Confidentiel.
— C'est original. »

L'Ombre a l'impression, vivement, de se pencher au bord d'un gouffre. Il lui faut s'incliner assez pour apercevoir le fond – les secrets et mensonges et masques qui le tapissent – mais sans tomber.
Sans chuter – nouveau Lucifer –.

Solène sait ce qu'elle risque – la vie, probablement, d'après les experts – et malgré tout, les mots s'échappent de sa bouche, brusques, cognant les uns dans les autres :
« Est-ce que c'était Marie ?
— Pardon ? Comment le savez-vous ?
— Elle... a une tête de Marie.
— Elle est de dos.
— ... Justement. Tout à fait ce que je disais. »

Quel jeu d'acteur ! songe l'enchantée. Splendide. Magnifique. Digne d'au moins huit ans de théâtre dans le club un peu misérable de Chamallon-Perrieux. Non, j'applaudis, j'admire.

« Vous avez de l'instinct, Solène. Oui. Elle s'appelait Marie. Splendide, et orgueilleuse.
— Il y a dans la beauté au moins la moitié de confiance. Vous devez le savoir. Cette Marie a dû avoir une grande carrière, non ? A moins d'un accident malheureux. »

Subtil, Solène, subtil, se félicite l'affolée. Les mots ont claqué seuls en dehors de ma bouche ! Je crois qu'ils ont emporté avec eux tout le sang de mon visage. Mayday ?

La SilencieuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant