Les phrases infectent sa langue. Alors, l'Ombre les crache :
« Je crois qu'elle l'a bien aimé. Gabie, je veux dire.
— Elle ne partira pas, je t'assure. Elle t'aime. » réplique aussitôt l'Ange.Et, contre toutes ses volontés, Solène sourit. Traître corps.
J'habite dans mon monde, certes, songe-t-elle, mais malheureusement un peu aussi dans celui des autres. Les gens me tuent, me ressuscitent, m'assassinent, m'aiment ! M'aiment. Sans eux, je disparais. J'ai besoin d'amour pour vivre ! Je suis tombée bien bas. Pourtant... ai-je jamais volé si haut ?
Insistante – car elle a peur de l'espoir –, Solène dit:
« Mais c'est son père ! Ils ont les mêmes yeux, Lili. Tu comprends ? Les mêmes yeux en champs de mousse. Ça doit compter pour quelque chose. »Ça doit compter plus que moi, n'est-ce pas ? frissonne-t-elle. Pitié, nie.
Lili la rabroue gentiment :
« Peu importe, ça ne fait pas d'eux une famille ! Tous les yeux sont les mêmes.
— Oui. Tu as raison, sûrement. »Les yeux, toujours divers, toujours les mêmes, rit l'Ombre muette. Tels les Hommes. Tous les yeux sont semblables, sauf les tiens, parce que les tiens hurlent et me tiennent éveillée.
Coupant court aux réflexions, l'horloge atteint laborieusement son 3.
Solène sursaute :
« Mince. Quinze heures. Nous sommes en retard, je vais encore me faire déshériter ! Allons-y, la Doc' nous attend. »Oh
non.
La Doc' n'attend plus vraiment
– A l'instant d'ailleurs, un râle troue ses dents.
Puant.
Puis... rien. –.Mais ceci, comment l'Ombre le saurait-elle ?
***
L'odeur – mort entrailles âme torture mort mort –.
Deux yeux ouverts au milieu d'une face gonflée.
Un corps avachi sur le bureau. Poupée morte. Un filet de bave.
Un sifflement continu. Un sale goût de gaz pourrissant sous la langue.
Noire joue bleue – peau de ciel battu –.
Dehors, un moineau, perché.
Une lettre sur le carrelage.
Un verre renversé.L'odeur.
« Oh, putain. »
Solène vomit.***
« Gabie n'a rien vu, n'est-ce pas ? »
Il ne faut pas laisser mon enfant porter l'horreur ! s'affole l'Ombre. Gabie est toute petite petite, son dos peut se briser telle une allumette, et CLAC enflammer le reste. – la Doc' inerte – Ses os sont mous, ses côtes frêles comme des pattes d'araignée. Elle est pleine de failles – mort entrailles âme torture mort mort – qui laisse entrer le jour – ecchymoses dans le cou, noires, noires – comme la nuit.
L'Ange interrogée ne répond rien. Son regard s'égare – et Solène frissonne. Ces yeux-là lui rappellent trop d'autres yeux. Morts. –. L'Ombre bafouille encore :
« Lili ?
— Pardon. J'ai... Non, rien vu. Tout va bien. Je te promets. J'étais... j'étais, avec elle, aux toilettes. Puis on t'a entendu ... tu sais. Vomir. Le temps de nos interrogatoires, Bill la garde dehors. Puis il faut qu'on aille la retrouver ! elle... elle doit s'inquiéter, d'accord ? »Un soulagement sale étreint Solène – pas de salive le long de lèvres vertes ouvertes dans l'esprit de petite Gabie –. Elle souffle :
« D'accord. Evidemment, Lili. Bien sûr. Toi, tu... Tu as vu, n'est-ce pas ?
— Oui. J'ai vu.
— Navrée pour ton sommeil.
— J'ai ses yeux dans ma tête, Solène, putain... »Les deux échangent un long, triste regard.
Il y a quelque chose de répugnant à voir une infection d'âme lier les gens. Des larmes s'accrochent aux rétines de l'Ange, mais seule l'Ombre sait ce qu'elles abritent – un rapport qui ne sera jamais fini, sur le bureau –. Elles peuvent lire l'une dans l'autre, car leur langue est la même et dit reste ici ne pars pas ne pars pas ne me laisse pas seule avec le poids des drames.
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La Silencieuse
Romance"Ils disent que c'est un meurtre." La tasse entre les doigts resserrés de Lili tremble comme un volcan. Et le rire de Solène s'étrangle dans l'air chaud. Mais tout va bien, toujours. (Solène est terrifiée. Du meurtrier, oui ! des ombres, aussi... m...