Chapitre Onzième - Ou Le Tout Petit Feu

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Quatre jours, Solène songe. Quatre lunes et quatre soleils qui ont vu Lili exister sans son Ombre. Le temps passe à contre-sens. Les rues paraissent plus étroites, les sacs de courses plus lourds. Ils traînent. Moi aussi. J'ai enfin trouvé mon animal totem : le sac à surgelés ! Applaudissons fort !

Ses pas, soudain, sursautent.
S'immobilisent.

Sa porte est entrouverte.

Je l'ai laissée close, frémit-t-elle. Je le sais. Deux tours de clés, clés dans ma poche.

Peu importe, l'Ombre avance.

Une fois à l'intérieur, un appel fuit ses lèvres :
« Lili ?
— Pas exactement. »

L'espoir gèle et s'effrite. Solène ignore le froid qui lui perce les tripes. Si commun.

« Bonjour, d'ailleurs ! Gardons nos manières. » déclare un Paon étalé sur le fauteuil, devant des yeux d'une Ombre froide :
« Tu as les clés ?
— Non. Le Bill a les clés. Moi, je n'avais que l'envie d'un canapé moelleux et de bons arguments. »

Pas de réplique mordante – Tout le venin du serpent-Solène a tourné tel du lait ! Seul reste entre ses crocs un goût de passé sec. –.

L'Ombre lasse s'assied – tombe – sur l'accoudoir :
« Des nouvelles sur l'enquête ?
— On piétine. On s'enfonce.
— Que du positif. Et Gabrielle ? Au lit, toujours ?
— Toujours. »

C'est épuisant, à chaque instant, d'imaginer Lili partout.
Dans les craquements de la cuisine.
Les recoins des couloirs.
Les rires des autres.
Partout.

Une voix dans son dos la fait tout à coup tressaillir :
« Tu continues à l'attendre tous les jours, n'est-ce pas ? Gabrielle, aussi, la réclame. Elle lui manque. »

Bill revient de la cuisine, tasses polies dans ses mains fripées. Il en tend une à l'Ombre qui murmure – comme pour se confier à la fumée indifférente – :
« Pourquoi ne revient-elle pas ?
— Arrête, gamine. Tu sais déjà pourquoi. »

Le Paon lève sa tête d'oiseau acérée :
« Elle refuse de voir ta face de traîtresse. »

Silence.
Celui qui étreint les vérités tueuses.
Silence.

« Est-ce que c'est normal d'avoir peur des anges ? » lâche l'Ombre, soudaine – à croire que ses mots se sont enfuis sans son accord –.
Résonnent alors un « Pardon ? » et un « J'ai personnellement avorté toute tentative de comprendre ton fonctionnement... ».

J'ai peur de mon Ange, frémit Solène. J'ai tort. Je sais. Nul n'est supposé avoir peur des saints, même quand ils hurlent en frappant aux fenêtres ! SORS, Solène ! SORS ! avec tout ce qui est mauvais et drame et désespoir dans leurs yeux larmoyants.

L'Ombre attend le non qui inévitablement viendra lui répondre.
Tendue, elle patiente. Sent le mot unique approcher pour lui cogner les tripes !

Tic.
Tac.

Mais une voix âgée réplique :
« Oui. Je crois. Après tout, gamine, pense à Lucifer. C'était un ange, avant d'être un diable. »

Les sons s'enchaînent :
Souffle soulagé de Solène.
Horloge.
Rire amer du Paon qui clame :
« Adulé des siècles ! mais un mauvais pas, le voilà haït. On se croirait dans une campagne électorale.
— Je crois, gamins, reprend Bill, que les anges chutent quand on leur crible l'âme de larmes. Un cœur brisé est trop lourd pour le ciel, il entraîne le corps, l'enfonce aux Enfers... C'est ainsi, sûrement, qu'est tombé Lucifer. »

Ainsi qu'est tombée Lili ? s'interroge l'Ombre.

La question a sauté seule dans sa tête. Elle n'en veut pas – Tout à fait rien à voir avec le gros serpent baveux, connerie d'empathie, que les mots réveillent en elle. Rien à voir. –.

Solène cherche à noyer ses pensées dans les rires de Dumont – échec – :
« Enterré par le poids de ses regrets, douleurs, et autres réjouissances ! Un sort somme toute enviable. »

Bientôt, le vieux Bill conclue – faisant, au serpent, ouvrir les yeux tout à fait et bailler de sa gueule infecte – :
« Personne. Le monde a préféré le craindre. »

Je préfère la craindre, l'Ombre réalise. Merde. Je devrais l'avoir dans mes bras, la serrer, m'excuser, lui dire pardon et pardon et je t'aime – NON ! Pas je t'aime. Je t'apprécie fortement. De manière platonique. –. A la place, j'ai peur. Bonnes bases pour une relation saine.

« C'est normal, d'avoir peur des anges chuts. C'est tout ce qu'on nous apprend. Il faut désapprendre, les gosses. »

Il faut que j'aille voir Lili, pense Solène. Je lui dirai que, oui, je suis traîtresse, je suis briseuse de promesse, je suis désolée, je ne sais pas, je suis désolée. Je lui expliquerai que certes, je vais poser chez Lechauvin, mais tout ceci a un sens, un but : prouver ou non la culpabilité de l'artiste ! Rendre justice. Elle comprendra. L'Ange comprendra – car elle aussi a soif de droiture –. Pas de doute.

« Je... »
Les cloches de l'église lui coupent la parole, sonnent en double.

« Deux heures, déjà ?
— Le temps passe vite quand on s'amuse. » ricane l'Ombre – tout en songeant : Rendez-vous avec l'artiste. Maintenant. Impossible d'aller chez Lili. Peu importe, j'irai après. Quatre heures de différence ne sont rien. N'est-ce pas ? Rien n'arrive en quatre heures. –.

Solène, levée, annonce :
« Je dois partir. »
Chez Lechauvin
reste suspendu, muet. C'est un nom trop dangereux.

Un sifflement l'interrompt – trouant l'air, flèche en mots – :
« Tu es la toute première môme que je vois aussi dépourvue d'un instinct de survie, tu sais. Tu passes des heures en tête à tête avec un suspecté de meurtre ! »

Solène, à travers toutes ces phrases, comprend N'y vas pas, gamine. Ses pas pourtant la rapprochent de la porte – Pas le choix. Il faut la justice. –.

Mais d'autres mots, bientôt, la font se retourner – Dumont – :
« Si je peux me permettre, aux yeux de la police, il n'est suspecté de rien. Vous êtes seuls à l'accuser. Un certain esprit d'anticonformisme que je distingue ici.
— Mais il connaissait la Rose !
— Comme nous tous, Solène. »

L'Ombre tangue. Volonté ébréchée. Il ne faut pas dire la vérité ainsi ! C'est d'une vulgarité. Qui a éduqué ce Paon ?

Solène se concentre pour garder sa voix posée, calme, solide. Sa première syllabe flanche :
« Je... J'y retournerai, Bill. Tant que nous n'aurons pas résolu cette affaire, j'irai poser encore, et poser des questions.
— D'accord. »

La confusion, un instant, fait grésiller l'esprit de l'Ombre. Heureusement, toute incertitude fane quand le vieux Bill ajoute :
« J'expliquerai à Gabrielle comment sa deuxième mère a été inconsciente et a fini plus morte encore que la première... T'y tiens, à cette môme ? Ou c'était un moyen pour tromper ta routine ? »

C'est un coup de poignard dans mes blessures anciennes, pense Solène en reculant, c'est déchirer les cicatrices, parce que cette question, déjà je me la suis posée. La réponse était claire. Gabrielle est ma fille, désormais, même si je ne suis pas sa mère.

« Non ! Je l'aime, le Bill. Je jure. C'est parce que je l'aime que je veux que sa mère soit vengée.

Son aîné raille – Le dernier cri de ceux qui ont tout essayé ? La moquerie – :
« Bientôt, elle aura deux mères à venger ! C'est merveilleux. Son existence s'annonce palpitante. »

Tous les mots creux enroulés dans sa gorge – plaintes, outrages – meurent. Ne restent que les faits, simplement les faits :
« J'y vais. Prévenez-moi quand Gabie se réveille. »

Derrière l'Ombre, la porte se clot sur un ricanement d'oiseau :
« Ramène-nous Lili, en passant ! Tes deux heures de sommeil te vont à ravir, je t'assure, mais je commence à oublier le temps où tes joues n'étaient pas des cernes. »

Elle s'éloigne.

*Lili nous manque à tous, je sais. Vous en faites pas, elle revient bientôt ! Mais... dans quel état ?* 

La SilencieuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant