Chapitre 5

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- Tu saignes sur mon tapis.

C'est plus un reproche qu'une remarque.

Hernandez observe les gouttes de sang s'écraser sur le bout de tissu tellement usagé que la plupart des coutures se sont arrachées.

- Ne bouge pas, je reviens, pesté-je à son attention, avant de le laisser seul dans mon "séjour", composé simplement d'un petit canapé, et une table basse que j'avais fabriqué moi-même à partir d'un morceau de bois.

Comme quoi, les tutoriels sur youtube sont vraiment pratiques.

Revenant une minute plus tard, une trousse de secours à la main, je lui ordonne :
- Assieds-toi.

Muet comme une carpe, il m'obéit, et s'installe sur le canapé. Le grincement d'un ressort me fait monter le rouge aux joues. M'accroupissant entre ses jambes, je lui demande :

- Montre-moi ta main.

Il me la tend.

Pourquoi s'était-il battu comme un chien de rue pour si peu ?

Je ne pense pas que ce soit à cause de l'homme qui avait insinué qu'il pouvait me faire jouir plus vite que Hernandez. Sinon, ce mec avait un sacré problème d'égo. Et d'agressivité.

Délicatement, je lui retire la bande de tissue imbibé de liquide rouge, couvrant sa blessure.

- Nom de Dieu, soufflé-je en examinant la profondeur de la coupure; ses coups de poings l'a considérablement aggravée, mais au moins, elle a séchée. Je suis désolé. Il faut qu'on aille à l'hôpital.

- Pas pour si peu, affirme-t-il, attrapant sur la table basse le kit. Tu vas me refermer la plaie, et ça fera l'affaire.

- Me ? m'écrié-je.

- Sì, tu.

Comment peut-il me faire aussi facilement confiance  alors que nous venons de nous rencontrer ?

- OK. J'ai regardé toutes les saisons de grey's anatomy et d'urgence, mais je ne pense pas que ça fasse de moi un médecin. Les aiguilles ce n'est pas mon truc. Genre, pas du tout, avoué-je en mimant de m'évanouir.

- Au cours de ta vie, tu feras des choses que tu n'auras pas forcément envie de faire. Mais, même si cela sera contre ta volonté, tu y seras obligé. Et tout de suite est l'un de ces moments.

- Pourquoi es-tu toujours si sérieux ?

Et si mystérieux...voulais-je ajouter.

- Peut-être parce que voir la chair interne de son bras à l'oeil nu est sérieux ? concède-t-il, les sourcils haussés.

Le sarcasme est un outil très pratique pour réussir à esquiver une question dont on ne voulait pas répondre. Depuis peu, j'en suis devenue la reine.

Ça fonctionne peut-être avec les autres, mais pas avec moi, Hernandez.

Je me renfrogne, les bras croisés.
- Et la vérité toute entière ?

Il souffle. Tourne la tête. 
- Être le chef de la mafia n'est pas qu'une bénédiction. À chaque minute, je pourrais recevoir une balle juste ici, dit-il en pointant son cœur. Le poids de ma responsabilité de protéger mes hommes est trop lourde pour pouvoir me permettre de plaisanter.

- Pourtant, tu avais bien ri avec moi.

Le vide me répond.

Hernandez, visiblement mal à l'aise, évite de me regarder, préférant explorer la décoration pitoyable de mon salon, qui se limite à un papier peint datant sûrement des années 70 d'après le motif kitch de ce dernier et quelques photos scotchées stratégiquement sur les endroits des murs délabrés.

Pour un appartement gratuit de 25 mètres carrés, ce n'est pas si mal. Merci, Alessandro.

- Qui est-ce ?

Au départ, je ne comprends pas le sens de sa question, jusqu'à ce que mes yeux suivent le point qu'il fixe, et soudainement, l'air me manque.

Identiques cheveux bruns que les miens, yeux à la couleur des milles et une teintes du sable du desert, et seulement âgé de dix-sept malheureuses années, mon frère sourit fièrement à l'objectif de la caméra, de la farine sur le bout du nez et les mains pleines de sauce tomate.

En observant la photo de Roméo, tout remonte à la surface.

Ce jour. Moi. Lui. Entrepôt. Coup de feu. Trou noir.

- Che ti prende ?

- Mes...pillules...sur...le plan de...travaille, suffoqué-je.

Bondissant du sofa, Hernandez se précipite vers la cuisine, s'emparant des deux boîtes oranges placées  à l'évidence et d'un verre rempli, avant de me les ramener.

Les mains chevrotantes, je fourre deux gélules dans ma bouche, les avalant en buvant une gorgée d'eau.

Peu à peu, ma respiration reprend son rythme régulier, et je parviens à expliquer à Hernandez, les yeux écarquillés devant ma crise de panique :

- C'est mon frère. Je veux dire, c'était mon frère. Il-Il est mort le mois dernier. Parfois, lorsque mes souvenirs l'emportent sur mon esprit, mes crises d'anxiétés se déclenchent.

Le teint d'Hernandez est semblable à de la neige.

Devant son regard vide, je grommelle :
- Ça arrive, c'est tout. Je ne peux rien y faire. Pas besoin de faire cette tête, on joue pas au jeu de la statue.

Un ange passe. Il se reprend, et m'ordonne d'une voix si grave, si profonde, que je sens mes poils se hérisser :
- Vai a dormire, Victoria. Je m'occupe de ma plaie.

Sa plaie. Je l'avais oublié.

- Es-tu sûr ? demandé-je, plus par politesse que par inquiétude.

- Sì, rétorque-il, commençant déjà à farfouiller dans la trousse.

- Va bene, allora. Le canapé est à toi pour la nuit.

Alors que je suis dans le couloir, en direction de ma chambre, je l'entend susurrer :
- Buonanotte, diavoletto mio.

Les traces de sang sur le tapis ont disparues. À la place, un post-it est collé sur mon frigidaire.

Les rayons du Soleil levant traversent la fenêtre, alors que, les paupières à demie ouvertes, je réalise ce que je viens de lire.

"Je sais où tu habites, à présent. Ma proposition reste toujours d'actualité. Si tu acceptes mon offre, tu sais où me trouver. Sinon, je te donne 48h pour déménager loin d'ici et de ne jamais revenir. Si mon nom sort de ta bouche, je te tue. Ma sécurité passe avant tout.
Ps : ton canapé est vraiment inconfortable.
H. "

Mon portable vibre. Un nouveau message de Maria, ma nouvelle collègue, s'affiche sur mon écran d'accueil.

"Saluto ! Isabella est malade, est-ce que ça te dérangerai de venir plus tôt, pour faire l'ouverture du théâtre avec moi ? Si tu acceptes, ce soir, on finit deux heures plus tôt, la cheffe a dit !"

Je rédige ma réponse aussitôt.

"Bien sûre. Je suis réveillée de toute façon. Je serai là pour dix heure. A presto !"

Ce soir, avant mon service au bar, j'aurais le temps d'aller chez mes parents.

Et après mon service, je retournerai à la résidence, planter un deuxième couteau dans l'autre bras de cet enfoiré de Hernandez.

𝐅𝐥𝐞𝐮𝐫𝐬 𝐝'𝐄𝐬𝐩𝐨𝐢𝐫Où les histoires vivent. Découvrez maintenant