Chapitre 6 : Mort de froid (1/2)

949 150 49
                                    

L'intru enfouit son visage dans le plaid que je viens de lui glisser sur les épaules. Je ne suis pas l'Abbé Pierre, mais mon cœur n'est pas en pierre. Personne au monde ne laisserait un inconnu mourir de froid, au pied de son lit. Trop peur qu'il me hante ensuite !

Bien décidé à le voir bouger les lèvres, à entendre le timbre de sa voix, je me poste en face et me présente :

— Théodore.

Il me jauge avec un regard vide. Je commence à me demander s'il parle ma langue.

— Théodore, répété-je, une main sur mon sternum, accompagnant la parole d'un geste.

Ses pupilles se dilatent un peu et ses iris montent vers mon torse. Le neutre prend des allures de curiosité, en témoigne sa mâchoire qui se serre doucement et ses doigts qui semblent renaître. Toutes ses phalanges s'activent, prennent vie, attrapent le plaid pour resserrer son étau autour de son corps frigorifié. Le garçon paraît sortir d'une longue cryogénie.

Mon cœur alerte accélère son rythme. L'adrénaline me parcourt le corps.

Je n'ai aucune idée de la raison pour laquelle il a choisi ma chambre pour se réfugier, ni d'où il vient, mais je me sens investi d'une mission qui dépasse la raison : tout savoir de lui. Pour stimuler son réveil encore plus, impatient au possible, je m'avance d'un pas brusque.

Il prend peur car son pied s'élève du sol pour rejoindre le reste de son corps, sur le drap, et ses bras se remettent à trembler, agitant frénétiquement le tissu chaud au-dessus.

D'ailleurs, il n'a pas de chaussures ? Il s'est vraiment trimballé dehors, dans la neige, les orteils dans la neige ? Il est fou. Même le plus buté des gamins finirait par enfiler quelque chose, pour ne pas risquer de chopper la crève.

Alors, le plus docilement du monde, je reviens à ma place, les mains en bouclier, vers l'avant – comme on signifierait à une bête sauvage que l'on ne représente pas un danger. Le garçon baisse de nouveau la garde et son corps redevient immobile ; sauf ses doigts, vifs, indépendants du reste. Ses yeux m'obsèdent. Ce sont deux minuscules boules à neige dans lesquelles a été enfermé l'hiver.

Genre, l'hiver entier.

— Théodore. Je m'appelle Théodore, redis-je avec ce même geste conciliant.

'Dore ? m'imite-t-il, d'une voix si innocente.

Mon cœur fond littéralement à son tour. Je suis attendri comme devant un chiot qui me donne la patte ou un nourrisson qui daigne dire « papa ». Le visage enfantin du garçon diffuse tellement de bonnes ondes que j'en oublie qu'il y a encore quelques secondes, je ne le connaissais pas – parce que maintenant je le connais ? – et qu'il est quasiment trois heures du matin.

— Et toi ?

Son regard est vide. Un océan de flocons.

— Toi, tu t'appelles comment ? articulé-je, appuyant avec insistance sur chaque mot, mon index le désignant.

Le fait que je le pointe du doigt à l'air de le déranger. Il louche dessus comme on loucherait sur un fusil prêt à dégainer. Je secoue la tête et me met à rire. Cette explosion de joie semble tout à fait naturel chez moi, chez nous, mais lui n'a pas l'air de cet avis. Une sorte de méfiance s'installe sur ses traits et le plissement de son nez lui dessine de nouvelles lignes plus dures, plus tranchées, plus archaïques.

— Je m'appelle Théodore, récapitulé-je en remettant mes mains sur mon sacrum. Tu t'...

— Dore.

Il est attendrissant. Je prends ses mains prudemment dans les miennes, il essaye d'abord de s'en dégager, puis dépose nos poings liés sur son torse.

— Tu t'appelles... ?

Seul le silence suit, encore une fois.

Mais à l'opposé des tentatives précédentes, une lueur brille à l'intérieur de ses yeux, et réussit même à me convaincre qu'il me comprend. Malgré cette certitude, aucun son ne franchit la barrière de ses lèvres ; il est parfaitement silencieux.

Peu d'hypothèses se bousculent dans ma tête, mais celle qui prend le plus de place me semble aussi être la plus évidente : il ne connait pas son prénom. Et peut-être qu'il ne sait pas comment il est arrivé là. Cette scène surréaliste stimule mes rêves au centuple. J'ai l'impression d'être Mike dans Stranger Things, et lui, Eleven au début de la série... À l'exception que mon intru est un garçon, que Saint-Olympe est sous un dôme de glace, et qu'Eleven a des pouvoirs magiques... A-t-il aussi des pouvoirs magiques ?

À ce train de pensées, vient se raccrocher un second wagon. Il ne m'est rien arrivé de sensationnel en dix-sept en d'existence, et voici qu'en l'espace d'une journée, des événements fantastiques prennent vie dans mon quotidien. Ça ne peut pas être qu'un hasard. Ces deux choses ne peuvent pas être tombées sur cette date du calendrier en un claquement de doigt : elles se sont accordés pour atterrir à Saint-Olympe, le même jour.

Soit la tempête de neige a abandonné ce garçon au milieu de la rue, soit c'est lui qui est apparu en ville et a appelé la neige. Comme une allégorie de l'hiver...

Je me tourne précipitamment vers ma bibliothèque, et parcours du regard ses étagères pleines à craquer. Une main dans les cheveux, je me gratte le menton à la recherche de mon graal. Je sais exactement quel prénom je veux lui donner. Et je me précipite sur le bouquin lorsque sa tranche bleue et blanche m'apparaît au milieu d'une énorme pile de James Dashner.

— Tu t'appelles Jack, désormais.

— Jack ? perroquete le garçon, sa paume contre sa poitrine, comme moi lorsque je me suis présenté.

J'acquiesce.

— Jack. Ça te plaît ?

Il ne répond pas directement à la question, mais le sourire apparut sur ses lèvres me satisfait pleinement. Jusqu'à ce qu'on trouve son véritable prénom, celui-ci lui ira très bien.

Jack.

Jack Frost.

Le garçon qui amène avec lui l'hiver. Impossible de faire plus à propos.

Il se met à bailler. Ses paupières papillonnent et il résiste durement pour ne pas s'endormir maintenant.

Toujours avec la plus grande précaution, je fais le tour du lit pour tirer mon oreiller de sous la couette, et la dépose à quelques centimètres de son corps. Jack me regarde, d'abord inquiet, puis finit par s'y allonger. Ses genoux montent jusqu'à son ventre et ses mains se nichent dans la chaleur de ses cuisses... Comme un fœtus. Je n'ai pas le temps de fermer les volets pour nous plonger dans le noir complet, que sa respiration s'est ralentie.

D'un pas silencieux, je m'approche de lui pour rabattre un bout de couette sur ses pieds nus, puis pivote vers ma chaise de bureau d'où je l'observe.

Il s'est endormi.

~~~

Et voilà comment Jack a fait irruption dans la vie de Théodore !

Je sais que vous attendiez cette rencontre depuis quelques chapitres, maintenant, et j'espère qu'il aura été à la hauteur de vos espérances ! Dans tous les cas, pas beaucoup de réponses pour aujourd'hui, mais elles arriveront au fur et à mesure de l'histoire.

Qu'attendez-vous de ce nouveau personnage ? 💙

Le garçon aux yeux d'hiver [BxB]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant