Chapitre 14 : Bonnet bleu (1/2)

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Je ne sais pas si c'était une idée si sensationnelle que cela d'emmener Jack avec moi à la bibliothèque. Il louvoie entre les énormes étagères pleine à craquer, tel un petit rat de librairie, ayant pour simple plaisir que d'admirer les couvertures de tous ces livres.

Les employés qui s'occupent de classer les bouquins par genre ne se prennent pas vraiment la tête ici – trouver du Pommerat en rayon enfant, j'avoue que ça m'a quelque peu fait tiquer. Néanmoins, on ne peut pas leur enlever qu'ils sont dans l'air du temps, et qu'ils déploient des efforts considérables pour satisfaire leur clientèle. Je crois qu'ils sont même plus à la page que la librairie du centre commercial. Et malgré tous les super livres qui ne sauront être lus en une vie, l'étrange garçon qui m'accompagne n'a de yeux que pour les gros encyclopédies du siècle passé.

Ses doigts, froids comme les stalagmites et intraçables par le commun des mortels, se promènent sur les couvertures et longent le contour de chacune des illustrations.

— Est-ce que tu veux le lire ? proposé-je discrètement pour éviter que l'on me surprenne parler au vide sidéral.

Jack s'est figé devant le livre illustré de « l'Histoire des origines de notre civilisation jusqu'à la chute de l'Empire romain ». Un choix pas si anodin. Les balances de bleus sur la couverture rappellent les couleurs froides de cet hiver, et son index a fini par se poser sur les pieds nus des Hommes de Cro-Magnon... ne serait-ce pas ses cousins éloignés ?

Je réprime un rire face à sa mine hébétée.

— Tu veux regarder à l'intérieur du livre ? reformulé-je.

— À l'intérieur ?

— Ce ne sont pas des cadres, il y a d'autres images aussi à l'intérieur... et du textes, mais ça, je doute que tu t'y intéresses beaucoup.

Ses sourcils blancs bondissent et je l'encourage à le prendre sur la tête de gondole. Ses mains se posent avec avidité sur l'objet, mais pour la première fois depuis que nous nous sommes rencontrés, je constate et comprends son incapacité à réellement interagir avec les objets de notre monde. Avec le recul, bien heureusement qu'il n'en est pas capable ; manquerait plus que ça qu'on voit un livre léviter près de moi.

D'ailleurs, comment se fait-il qu'il puisse remonter la couette sur lui quand il dort, ou qu'il fait semblant de dormir ? À ce propos... Il avale bien tous les glaçons que je lui donne. Ils partent où, eux ? Ce n'est pas pour bafouer son intimité, mais je ne l'ai encore jamais vu se rendre aux toilettes. En somme, je ne pense pas que son corps en exige le besoin comme le mien... Mais c'est étrange.

J'aimerai le voir interagir avec un objet.

Et qu'il transgresse une de nos règles.

Quelque chose de discret qui puisse être remarqué sans bouleverser, traumatiser ou alarmer.

Je vérifie autour de nous et me lève pour le récupérer et le poser près de moi, sur la table où je me suis installé en arrivant ici.

Je n'ai pas pour habitude de me rendre à la bibliothèque, mais l'appartement et ses couleurs indigestes ont fini par me lasser, alors j'ai pris mes clics et mes clacs, nous avons marché quelques temps en ville pour prendre l'air, le froid a commencé à me brûler la peau alors je me suis dépêcher de trouver où me réfugier, et voici comment nous avons débarqué ici.

Au bon vouloir de ma mère, je tente de rédiger un modèle unique de lettre de motivation à distribuer à tous les commerces du voisinage, mais le dieu de l'inspiration – en existe-t-il au moins un ? – n'est pas rangé de mon côté. Jack se fiche pas mal de mes soucis d'adultes et s'est assis comme un enfant, à ma droite, les mains entre ses cuisses, le dos voûté, les cheveux en épis, et lorgne avec curiosité le manuel d'histoire.

Le garçon aux yeux d'hiver [BxB]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant