Chapitre 3 : Esprit brumeux (1/2)

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Ma mère n'a pas hésité à reprendre ses habitudes d'hiver pour rester au chaud.

Enfouie sous des tonnes de plaids, de couches de vêtements, et sa paire de chaussons fétiche glissée aux pieds, elle me replonge cinq mois en arrière. Sa bouche est au-dessus de son thé fumant, jaune urine, et je devine qu'elle a craqué pour ce curcuma-orange qui me file la nausée. Ses jambes sont étalées sur la table basse et Faustine débat de sujets toujours très enjoués à la télé.

Elle s'étire dans un long bâillement, sortie de son demi-sommeil dès que je claque la porte d'entrée.

— Déjà rentré, mon chéri ?

Je fais signe que « oui ». Dos à moi, elle n'entend pas ma réponse et se tourne, inquiète.

— Oui, les transports en commun ne circulent plus, le lycée ferme tout l'après-midi... Et toi ?

— S'il nous reste plus longtemps à vivre, autant profiter de la vie au lieu de travailler.

— En sirotant un thé écœurant devant des gens qui pleurent ? m'amusé-je, puis me déportant vers la porte du salon. Drama Queen !

Elle opine du menton, sans laisser échapper le moindre rictus, et ne fait même pas l'effort de s'intéresser à notre discussion. Bien sûr que je vois ses œillades vers l'écran. Son émission, c'est sacré. Je ne dis rien, je réagis de la même façon quand elle ouvre la porte et me coupe en plein dans ma série préférée. 

Alors, je laisse échapper un rire muet et m'enfuis en silence vers ma chambre.

L'appartement est plongé dans la pénombre et la vaisselle n'est pas encore faite. Mon chat dort au sommet de son arbre à chat, mon père a oublié sa gamelle sur le plan de travail, ma porte est encore ouverte, on est entré dans mon cocon sans mon autorisation ; tout va bien. La neige tombe dehors et excepté le salon, on l'oublierait presque. Les autres fenêtres donnent sur la cour intérieur et l'immeuble d'en face est trop proche du nôtre pour qu'on puisse, de loin, admirer le sol blanc. Le son de la télévision surplombe le silence partout. Je m'enferme dans ma chambre et je suis à deux doigts de taper sur la porte, juste pour faire taire ces bruits parasites.

Les posters, les livres sur le bureau, la couleur de la taie d'oreiller, l'infime odeur de lavande, le grain de poussière sur le parquet... Des détails.

Trop de détails.

Je me trouve insupportable.

Tout de suite, je ressens comme des ondes qui me ramènent à ma condition.

Celle de malade mental.

J'ai beau enfoncer ma tête dans le matelas, fermer les yeux tellement fort à m'en défoncer les paupières, à m'en faire voir des galaxies multicolores, rien ne change.

Le petit truc en plus, quand on est dans ma tête, c'est que mon esprit est incapable de faire le vide. Pourquoi j'ai pleuré lors de ma rentrée en maternelle ? Pourquoi j'ai loupé mon devoir de géo, il y a trois ans ? Pourquoi mon cousin n'a pas voulu aller aux urgence quand il s'est fracturé le petit orteil en le coinçant entre deux tatamis ? Pourquoi l'aura autour d'Angèle a-t-elle disparu, dehors ? Pourquoi ? POURQUOI ? Ce sont des questions sans réponse et ça me mine le moral, me le tue à petit feu. Dans le meilleur des cas, ça m'empêche de me concentrer comme n'importe qui, et dans le pire, ça me cause des insomnies ou me fait littéralement vriller.

Et aujourd'hui, ça va plutôt mal.

Je n'entends pas immédiatement, mais quelqu'un tape à la porte de ma chambre. La vision de ma mère, enroulée dans son châle, me tire instinctivement un sourire. Je calme ma respiration, cligne quelques fois des yeux pour calmer la douleur, et m'assois sur le bord du sommier, l'air de rien.

Le garçon aux yeux d'hiver [BxB]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant