claquement sec

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Un claquement sec retentit dans la pièce froide. Aliona serra les dents et redressa la tête sans un mot. Sa joue la brûlait. Sa mère venait de la gifler.
La pièce dans laquelle elles se trouvaient était sombre, et seul le feu dans la cheminée en un coin de l'espace peinait à l'éclairer. Le bureau était grand, tout de bois. Le plancher impeccablement ciré, les livres alignés à la perfection le long des larges bibliothèques qui occupaient trois quarts des murs. La rigueur stricte qui avait accompagné Aliona toute son enfance.

Autour de la cheminée étaient disposés en arc de cercle un canapé et deux fauteils moelleux dans lesquels elle n'avait jamais eu le droit de s'asseoir. Elle n'avait osé qu'une seule fois, en l'absence rare de ses géniteurs, mais ses actes avaient été rapportés par la gouvernante, et elle avait subi une lourde correction. Depuis, elle n'avait pas réessayé.
Dans un des fauteuils, dos à elle, se trouvait son père. Cela faisait plus de quinze ans qu'elle n'avait pas vu les traits de son visage.

Lorsqu'un majordome l'avait introduite dans le bureau, ses deux géniteurs étaient face au feu. En silence, elle avait attendu qu'ils réagissent, restant sans bouger dix bonnes minutes, plantée les bras le long du corps, avant que sa mère ne daigne se lever lentement pour venir lui planter une gifle sèche sur la joue.
Elle n'avait pas changé, en quinze ans, si ce n'est quelques rides qui avaient fait leur apparition sur son visage auparavant lisse. Sa peau était toujours aussi pâle, ses cheveux blancs comme neige depuis aussi longtemps qu'Aliona s'en souvenait tirés dans un chignon sévère et impeccable, et une robe très vieux jeu la couvrant du bas des chevilles au haut du cou en descendant jusqu'aux poignets, noire.

- Bonjour à toi aussi. grogna-t-elle.

Une deuxième gifle. Elle laissa cette fois-ci passer un peu plus de temps avant de relever la tête, essayant du mieux qu'elle le pouvait de contenir sa colère. Elle ferma brièvement les yeux, laissant les visages de Leane, Asterin et Stanislav s'imposer à son esprit. Il fallait qu'elle résiste à sa haine pour eux. Elle ne put cependant s'empêcher de fusiller du regard la femme qui lui faisait face et qui ne la dominait peut-être pas par la taille, ayant cinq centimètres de moins, mais qui avait clairement l'ascendant psychologique. L'autre n'eut aucune réaction, continuant de darder sur sa fille un regard froid et hautain.

- Je veux comprendre chacun de tes mots. C'est bien compris?

Aliona ne répondit pas, détaillant chaque trait de son visage. Oui, elle avait vieilli. Mais cela ne faisait qu'accentuer son côté austère. Son observation fut interrompue par un troisième claquement, et elle n'eut pas le temps de relever la tête d'elle-même que deux doigts gelés avaient attrapé son menton pour la placer juste en face de deux yeux bleus glacials.

- C'est. Bien. Compris? en resserant son emprise à chaque mot.

Un tic musculaire agita la paupière droite d'Aliona. Sa joue gauche commençait à vraiment la lancer.

- Oui, mère. lâcha-t-elle du ton le plus froid qu'elle pouvait employer sans risquer une quatrième gifle.

Sa mère laissa échaper un "tss" et la relâcha brusquement.
Un silence inconfortable s'installa quelques dizaines de secondes, où Audra toisait sa fille avec dédain.

- Et si tu venais t'asseoir à côté de moi, Ali? lança soudainement une voix grave et bourrue.

Aliona sursauta et se tourna vers le feu. Une bûche craqua dans l'âtre. Elle lança un regard surpris à sa mère, qui pour une fois le lui rendit. Il n'était pas habituel qu'Alhan se permette ce genre de familiarité avec sa fille. De plus, il l'invitait à s’asseoir là où elle n'avait jamais eu droit. En temps normal, Aliona se serrait méfiée et aurait sans doute refusé. Mais là, elle voyait bien que cela déplaisait fortement à Audra, comme le soulignait le pli entre ses deux sourcils froncés. Aussi amorça-t-elle les quelques pas qui la séparaient des fauteils.
Un poignet fin agrippant fermement son avant-bras la retint.

- N'y pense même pas. siffla sa mère entre ses dents.
- Audra.

Les deux femmes se figèrent. C'était la première fois qu'Alhan s'opposait à sa femme face à leur fille. La toute première fois. En trente-quatre ans. Avec un rictus satisfait qui tranchait avec la haine qui déformait à présent les traits d'Audra, Aliona se libéra d'un geste de l'emprise de sa mère pour rejoindre son père. Malgré tout, lorsqu'elle s'assit, ce fut du bout des fesses, comme prête à bondir pour s'enfuir, même si son envie de tester à nouveau le moelleux des fauteuils était assez forte.
Audra finit par les rejoindre, prenant place dans le canapé. Une nouvelle bûche craqua.

- Assied-toi correctement. ordonna Audra.

Aliona s'exécuta sans broncher, se renfonçant un peu dans le fauteuil, assez pour s'appuyer au dossier. Il était comme à son souvenir, confortable au possible.

- Tu veux boire quelque chose? demanda Alhan.

Aliona tiqua.

-Café, thé, whiskey?
- Whiskey, s'il-te-plaît.

Le vieil homme agita de la main une clochette posée sur une petite table ronde entre les deux fauteuils. Un majordome, le même qui avait amené Aliona au salon, arriva aussitôt. Alhan lui ordonna d'amener deux whiskey et "le thé de Madame", et les trois patientèrent en silence le temps qu'il revienne.
Les trois breuvages furent vite chacun dans les mains de leurs commanditaires, et le majordome disparut aussi vite qu'il était arrivé.

Aliona avait attrapé son verre par au-dessus et faisait tourner machinalement le whiskey sans le boire, sous le regard accusateur de sa mère. Elle l'ignora. Après tout, elle en avait assez eu l'habitude pour ne plus relever.
Alhan avala une lampée puis posa son verre sur l'accoudoir de son fauteuil pour attraper sa boîte à cigares, posée au même endroit que la clochette. Il l'ouvrit et la lui tendit avec un regard interrogateur. Elle secoua la tête de gauche à droite mais sortit un paquet de cigarettes d'une de ses poches et s'en alluma une en même temps que son père un cigare. Voyant cela, Audra soupira. Une nouvelle fois, Aliona fit comme si de rien n'était.
Le silence fut long, laissant l'angoisse monter dans le ventre de la professeure même si elle ne le montrait pas. Elle ne savait toujours pas la raison de sa présence en Russie.

- Ce n'était pas ta mère qui voulait te voir, mais moi, pour tout te dire. finit par lâcher Alhan.

Il avait eu le temps de finir son cigare, et Aliona sa cigarette tant le silence s'était prolongé. La professeure n'avait pas pour autant entamé son verre.
Brusquement, Audra se leva et partit de la pièce, lâchant dans l'embrasure un dernier regard méprisant à sa fille.
Lorsque le claquement de la porte se refermant traversa la pièce, Alhan soupira en se massant le front de la main gauche, la droite tenant maintenant son verre. C'était un homme trapu et en surpoids, à la Churchill, si ce n'est qu'il entretenait soigneusement une belle barbe.

- Elle n'est pas d'accord avec ce que je veux te proposer.

Aussitôt sur la défensive, Aliona se raidit. Elle avait bien fait de ne pas boire son verre. Connaissant son père, c'était un whisky assez fort et elle était bien contente d'avoir gardé l'esprit clair.

- Qu'est-ce que tu me veux?
- Que tu reviennes vivre en Russie. Je te veux à la tête de l'entreprise familiale, sans aucune négociation possible.

Where did we get there?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant