représentation orchestrale

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Asterin atteignit d'une main tâtonnante son téléphone qui sonnait et, quand elle parvint à éteindre la sonnerie stridente, se laissa retomber en arrière dans ses oreillers en soupirant. Elle n'avait aucune habitude de se lever aussi tôt un samedi matin, mais les circonstances qui le voulaient en valaient la peine.
Une semaine s'était passée depuis que la lycéenne avait été rappelée par sa professeure, en larmes après le départ de son père. Depuis, Aliona lui avait expliqué dans les grandes lignes qu'il était simplement venu s'excuser, et bien qu'Asterin se doutait que quelque chose ne lui était pas dit, elle n'avait pas insisté. D'expérience, avec la russe, elle savait que ça n'était pas la bonne solution. Et puis, elle sentait que l'enseignante ne lui mentait pas cette fois. Même si elle cachait quelque chose, ça ne l'impactait pas. Alors, elle pouvait bien garder certaines parts de sa vie silencieuses. Asterin le comprenait parfaitement. Leane, également, lui avait raconté qu'elle avait commencé à nouer un contact, toujours un peu hésitant, avec Alhan. La blonde avait accepté par principe, se disant qu'elle n'y perdait rien. Alors, si elle pouvait faire plaisir à quelqu'un, c'était l'essentiel.

La deuxième alarme, cinq minutes plus tard, réveilla dans un sursaut la châtaine qui commençait déjà à se rendormir. D'habitude, elle plaçait son téléphone de l'autre côté de la pièce afin d'être sûre de se réveiller en étant obligée de se lever pour éteindre l'alarme. Mais là, elle avait oublié. Et puis, c'était le weekend. Cependant, même si elle était sur le moment en rogne de devoir quitter sa couette bien chaude et confortable, quelque chose de bien plus attirant la motiva à quitter le lit pour se diriger vers la douche : aujourd'hui, elle allait voir Aliona hors du lycée. Avec sa mère, certes, mais ça n'était pas la question. Elle préferait bien mieux la professeure hors du rôle qu'elle prenait au lycée. Elle était bien plus détendue et sereine, et ne portait pas perpétuellement un masque de fausse bonne humeur. Elle était aussi plus facilement irritable, mais bon, ça, Asterin adorait en jouer pour la pousser à bout et l'obliger à baisser un peu sa garde, lui permettant de lancer tout un tas de piques et d'allusions qui faisaient piquer des fârds à l'enseignante. Ceci dit, elle y arrivait de moins en moins, Aliona commençant à s'habituer et à répliquer, mais c'était toujours une victoire personnelle d'y parvenir.
Lorsqu'elle sortit de la douche, Asterin hésita de longues minutes devant son armoire, enroulée dans une serviette, ses cheveux gouttant sur la moquette. Si elle allait voir Aliona aujourd'hui, c'était parce qu'elle s'était enfin décidée à reprendre sérieusement le piano. L'adolescente pensait d'ailleurs qu'Alhan n'y était pas innocent. Toujours était-il qu'elle n'avait eu aucune difficulté à être programmée dans un grand conservatoire en Belgique, et ce malgré qu'elle n'eut pas été produite depuis des années.

En Russie, elle avait fait quelques représentations, qui avaient été un franc succès, et sa disparition soudaine, lorsqu'elle avait quitté le pays à dix-huit ans, n'avait pas aidé à faire taire le phénomène. Elle incarnait désormais aux yeux des gens la prodige disparue, la fille maudite des oligarques, et l'absence totale d'informations sur ce qu'elle était devenue avait fait gonfler les rumeurs, lui accordant une réputation malgré la pauvreté du nombre de ses productions sur scène. Aliona n'avait pris conscience de tout cela qu'en revenant en Russie, au mois de janvier.
Aussi avait-elle été rapidement programmée à Bruxelles, pour un gala à l'opéra, qui comptait plusieurs milliers de spectateurs. Et bien qu'elle ait été rajoutée dans le spectacle au tout dernier moment, aucun des musiciens n'avait émis d'objection de voir leur emploi du temps chamboulé, et de devoir répéter seulement le jour-même pour la représentation du soir. Ils avaient au contraire laissé paraître un semblant d'enthousiasme mais, pour reprendre les termes du mail du directeur de l'opéra qu'avait reçu Aliona, qui l'avait elle-même montré à Asterin, "les musiciens, ça râle, ça râle, mais par contre pour montrer leur joie on peut y aller". Il estimait que l'absence de protestations était déjà un énorme bon point pour la professeure. Il ne restait plus qu'à espérer que le résultat soit un succès.
L'enseignante travaillait d'arrache-pied depuis trois jours, date à laquelle elle avait eu confirmation de son passage sur scène à l'opéra. Elle passait tout son temps libre dans la salle de musique du lycée, à user encore et encore les touches du beau piano, corrigeant tel ou tel détail de son jeu auquel elle trouvait toujours quelque chose à redire. Quelques fois, quand elle avait fini les cours, Asterin passait s'asseoir sans un mot dans la salle quand l'enseignante jouait, et se laissait emporter par tout ce que suggérait les notes qu'Aliona laissait s'échapper. La plupart du temps, quand la professeure reprenait un passage, elle ne voyait aucune différence entre les différentes reprises du détail qui semblait bloquer, mais souriait quand le jeu repartait et qu'un air satisfait apparraissait quelques secondes sur les traits tendus d'Aliona.

Même si elle refusait de l'admettre, l'enseignante angoissait à la pensée de cette représentation. Elle avait peur de se tromper, de rater ne serait-ce qu'une note et de decevoir la confiance que les autres musiciens et le directeur du conservatoire plaçaient en elle. D'autant que sa seule répétition générale, avec l'orchestre, serait dans la journée avant la représentation. Si quelque chose n'allait pas bien, ils n'auraient pas le temps de travailler dessus, et ce fait faisait d'autant plus appréhender Aliona. Elle était rassurée qu'Amélie, Asterin et Leane l'accompagnent. Au moins aurait-elle des repères dans la foule immense qui promettait d'être là.
Tout comme Asterin, Aliona hésitait devant son armoire. Elle avait des robes, oui, des robes de soirée également, mais pas de robes de gala. Elle se morfondait silencieusement de ne pas y avoir pensé avant. Même si elle trouverait de quoi faire une fois à l'opéra, elle ne voulait pas passer pour la cruche de service qui ne prévoyait rien.

Ses recherches infructueuses de solutions furent interrompues par une vibration de son téléphone. Lorsqu'elle l'attrapa, elle ouvrit rapidement le message de Leane qu'elle venait de receoir, et qui lui disait d'aller ouvrir sa porte. Sans se soucier qu'elle était encore en pyjama, à savoir uniquement un tee-shirt lui arrivant mi-cuisse et une culotte, elle alla ouvrir et offrit un grand sourire à sa fille lorsqu'elle tombèrent nez à nez.

- Tu vas jamais croire ce que je te ramène! commença Leane en traçant sa route dans l'appartement sans en attendre l'invitation par la propriétaire.

Amusée du comportement de la blonde, qui portait un paquet assez grand entre les mains, l'enseignante referma la porte et suivit Leane jusqu'à la cuisine, où elle commençait déjà à croquer dans une tranche de brioche, attablée comme si elle était chez elle.

- Te gêne pas, surtout! protesta faussement Aliona, appuyée au cadre de la porte d'entrée de la pièce.
- Oh, ça va, hein! Vu ce que je te ramène, de la brioche, c'est la moindre des choses!

Aliona fit la moue. Elle détestait les surprises.
Sa main se posa instinctivement sur son ventre déjà bien arrondi. Elle en était presque à six mois, et ne reviendrait sûrement pas donner cours après les vacances d'avril, qui étaient dans trois semaines.

- En plus, ajouta Leane en désignant du menton le ventre de sa mère, ça a été compliqué de trouver avec Fœtus.
- Mais arrête de l'appeler Fœtus, enfin! s'indigna, tout de même amusée, la professeure.

Un haussement de sourcil lui répondit, puis Leane avala sa dernière bouchée et tendit, de la table, le paquet vers Aliona.

- Cadeau! s'exclama-t-elle en même temps.

Intriguée, l'enseignante s'avança assez pour attraper la boîte blanche, refermée d'un ruban noir. Elle était rectangulaire, assez plate en hauteur mais plutôt grande dans les autres dimensions.
Encouragée d'un geste de la tête de sa fille, Aliona défit le nœud du ruban et souleva le couvercle, avant de relever la tête aussi sec vers Leane en découvrant l'identité de la surprise.

- Combien est-ce que ça t'as coûté?

La blonde roula des yeux.

- On s'en fout, de ça. C'est mes parents qui avaient posé une limite de prix, ça leur faisait plaisir de t'offrir quelque chose. Et crois-moi, j'ai pas atteint le plafond!

N'y croyant pas, Aliona posa à nouveau le regard sur la robe qui se trouvait pliée dans la boîte, et la sortit délicatement en la tenant par les épaules. Elle était en tulle noire, très décolletée, mais pour l'instant l'enseignante ne voyait pas le bas. Elle replia sommairement ce qu'elle avait défait, et leva les yeux vers Leane qui la fixait avec un grand sourire.

- C'est adorable. Vraiment. remercia-t-elle, les larmes aux yeux.

Elle savait que l'habit devait avoir coûté au moins plusieurs centaines d'euros.

- Et en plus, tu peux la régler pour quand tu ne seras plus enceinte.

Aliona acquiesça, ne quittant pas des yeux sa fille.

- J'appellerai pour remercier. Et puis je le ferai aussi quand je les verrai en face. C'est vraiment... Incroyable. Oui, incroyable. Merci, beaucoup, beaucoup.

Leane sourit encore plus face aux quelques larmes qui coulaient sur les joues de sa mère.

- Allez, maintenant, pas le temps de l'essayer! Il faut partir, on est déjà à la bourre! clâma l'adolescente d'une voix claire en se relevant.

Where did we get there?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant